Compte-rendu du dernier café géo de Lyon: « Villes et capitalisme » avec Emeline Comby et Matthieu Adam.

Matthieu Adam est chargé de recherche au CNRS, membre de l’UMR 5600 Environnement Ville Société (EVS). Émeline Comby est maîtresse de conférences en géographie à l’Université Lumière Lyon 2 et à l’UMR 5600 EVS. Elle explique que leurs trajectoires se sont croisées sur la question du capitalisme et en particulier du quartier Confluence à Lyon. A partir de cet intérêt commun, est né ce projet d’ouvrage confié à trente-quatre auteurs et autrices.

Matthieu Adam : Il faut commencer par définir le capitalisme. De façon synthétique, on peut dire qu’il s’agit d’un système idéologique, économique et politique qui repose sur les trois critères suivants :

  • la propriété privée des moyens de production (matérielle et immatérielle) et de reproduction (de la force de travail, ce qui inclut le logement, les infrastructures…) ;
  • la possibilité de l’accumulation par la remise en circulation permanente des capitaux ;
  • une organisation du travail qui s’appuie essentiellement sur le salariat.

Pourquoi parler de « capitalisme urbain » ? On peut d’abord dire, un peu à la manière d’Henri Lefebvre, que la ville est la projection au sol des rapports sociaux capitalistes. Mais la ville en elle-même n’est pas un objet proprement capitaliste : il y a eu des villes avant le capitalisme. Cependant, pour comprendre la ville actuelle, il faut saisir les entrelacements entre urbanisation et capitalisme. On peut d’abord parler de deux moments historiques. D’abord au XIIe siècle, avec le développement de l’artisanat et du commerce et l’apparition des banques, ce qui conduit à l’essor d’une nouvelle classe sociale, ni aristocratie, ni tiers-état : la bourgeoise. Mais au XIIe siècle, à ce premier stade d’urbanisation en Europe, on n’est pas encore dans le capitalisme, plutôt dans un proto-capitalisme. Le deuxième moment historique, c’est l’industrialisation, à partir de la fin du XVIIIe siècle en Europe. La concentration d’individus autour des unités de production est rendue possible par le charbon. Avant, l’énergie était hydraulique et éolienne : il fallait s’installer le long des cours d’eau. Le charbon, lui, peut être apporté à l’usine et l’usine peut s’installer près des réservoirs de main d’œuvre : on assiste alors à une explosion de l’urbanisation. On passe de 3% de population urbaine en 1850 à plus de 50 % de population urbaine depuis 2007.

Notre définition du capitalisme urbain est fondée sur celle de l’urbanisation capitaliste comme concentration du capital fixe. Contrairement au capital mobile (salaires, monnaie, montants destinés aux matière première), le capital fixe est immobile (d’où le mot immobilier). Il comprend les moyens de production (l’usine, les bureaux…), et les moyens de reproduction (le logement…).

À partir de cela, nous considérons que le capitalisme englobe quatre processus, autant d’éléments que nous aborderons dans ce café géographique :

  • D’abord les mécanismes d’urbanisation du capital. Comment se passe la concentration du capital fixe ? Comment sélectionne-t-elle les espaces sur lesquels elle s’exerce ? Quel rôle jouent les villes dans la circulation et l’accumulation des capitaux ?
  • Ensuite, les modes de production de l’espace induits par ces mécanismes de sélectivité spatiale, depuis l’urbanisation industrielle jusqu’à ce qu’on appelle l’urbanisation néolibérale, avec ses décideurs accrocs à l’attractivité.
  • Puis, à travers ces modes de production, des espaces sont produits et nous nous intéressons à leurs spécificités matérielles et symboliques.
  • Enfin, ces espaces matériels et les modes de production qui les ont engendrés ont des conséquences sur les pratiques urbaines et sur les rapports socio-spatiaux plus ou moins inégalitaires qui peuvent en découler.

Ces quatre processus, nous amènent à parler de capitalisme urbain au singulier, qui fonctionne comme un tout, mais qui fonctionne en même temps de façon très différente selon les époques et les espaces où il s’installe. Cela a des conséquences sur la forme de notre ouvrage, qui se compose de 30 chapitres, un par notion, avec à chaque fois une ou deux villes choisies en exemple principal afin de montrer une diversité des situations.

Émeline Comby : Pour montrer l’importance des contextes, beaucoup de photographies illustrent l’ouvrage, montrant une vie matérielle, une vie ordinaire, puisque le capitalisme se voit dans les paysages. Autre élément, ce capitalisme urbain produit des formes urbaines. À la suite des travaux de David Harvey, nous proposons de présenter trois types de villes ce soir.

Le premier type c’est la ville industrielle. Du fait des progrès agricoles et industriels, le capital s’urbanise. La première forme que ça prend, c’est le logement-atelier. À Lyon, c’est le logement des canuts [les ouvriers de la soierie qui travaillaient à domicile et à façon], un logement où l’ouvrier et l’ouvrière travaillaient. Aujourd’hui, certains de ces logements dans des quartiers comme la Croix Rousse se vendent à des prix très élevés, du fait de leur cachet, de leur hauteur sous plafond liée à la présence historique d’un métier à tisser. De cette forme première découle l’atelier et la manufacture. Émerge alors la ville-usine : autour de l’usine se construisent des vies et une ville. La ville se construit alors autour des acteurs de la production, autour de ceux qui possèdent le capital, donc l’usine. C’est dans ce contexte que se développe le paternalisme industriel avec ses logements, son commerce, son école, son église… Donc perdre son emploi c’est risquer de perdre toute sa vie, tous ses repères. Ce paternalisme a pu être loué comme une façon de fidéliser la main d’œuvre, à une époque où ouvriers et ouvrières circulaient et où il fallait les fixer. L’arrière-plan de la ville-usine, le paysage alentour, ce sont les terrils, les crassiers… C’est aussi à ce moment-là qu’apparaissent les jardins ouvriers, en France l’un des exemples les plus précoces est à Saint-Étienne. C’est à la fois une source d’agriculture nourricière de complément mais aussi un moyen de s’assurer que l’ouvrier aura des loisirs « sains » : on voit bien comment existe un contrôle fort y compris dans les temps de loisirs. À partir de là émergent des petites villes ou des villes moyennes, y compris ex nihilo (Le Creusot), ou des agglomérations plus grandes comme dans le bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais. Pourquoi parler de cette époque ? Parce que c’est à cette époque que se créent de grandes fortunes, à l’image de la famille Mulliez (Phildar, Auchan…) qui vont ensuite faire circuler leurs capitaux, les reconvertir vers d’autres spécialités productives et vers l’immobilier.

La deuxième forme urbaine, c’est la ville keynésienne, en référence à John Maynard Keynes, dans ce qu’on a pu appeler en France les « Trente Glorieuses ». La politique dominante alors est celle du soutien à la consommation, où l’on voit apparaître de nouvelles manières de fixer le capital à travers le logement social et la politique des grands ensembles ; ou à travers l’aide à la construction, encore très présente aujourd’hui, aboutissant à l’essor de la maison individuelle. L’État joue un rôle majeur : c’est lui qui finance les grandes infrastructures et les services. C’est le début de la ville des services. Simultanément on observe une accession plus large à la propriété individuelle, ce qui débouche sur la question de l’endettement des ménages et leur solvabilité. Ce type est ville est parfois appelé fordiste en référence à Ford et à Détroit, ville construite autour de l’automobile. Ce modèle reste encore valable dans les pays émergents, notamment en Chine : on pense par exemple à Shenzhen. Ainsi, le chapitre « périurbanisation » s’appuie sur l’exemple de la commune de Cleyzieu-Lamarieu, une vraie commune dont le nom a été anonymisé, où les ménages qui achètent sont de plus en plus souvent issus de l’immigration extra-européenne et appartiennent à des minorités racisées, historiquement peu présentes dans l’espace local. Ces achats s’expliquent par l’attrait de la maison individuelle, mais aussi par les difficultés pour accéder au logement social ou pour fuir les stigmates liés au fait de résider dans les grands ensembles. À la ville keynésienne est associée la standardisation : les centres-villes qui se ressemblent tous mais aussi la « maison phénix » et avec bien sûr l’automobile et ses parkings, c’est-à-dire le monde du pétrole.

Troisième type, la ville néolibérale : dans les années 1970 avec la « stagflation » et la hausse du chômage, l’endettement devient insupportable pour certains ménages ; pour d’autres, il y a une difficulté croissante à accéder à l’emprunt, une difficulté qui touche surtout les plus pauvres. On remarque aussi que la privatisation et la marchandisation touchent tous les secteurs, y compris ceux  qui jusqu’alors leur échappaient. C’est pourquoi le livre contient par exemple un chapitre sur l’éducation : l’école devient un bien marchand, l’école privée comme l’école publique d’ailleurs (la cantine qui fait l’objet de partenariats public-privé, les politiques d’établissements mis en concurrence pour attirer des publics, etc.). Cette ville néolibérale repose sur une marchandisation au nom de la liberté individuelle et de l’efficacité économique. C’est aussi une politique d’urbanisation de l’offre, avec des constructions de logements, des projets de « régénération » urbaine, appuyée sur de grands événements (Jeux olympiques et autres grandes compétitions sportives, grands rendez-vous culturels). Parfois, c’est l’art urbain, au départ subversif, qui est mis au service du capital. Ainsi, les œuvres de Banksy, bien que parfois contestataires, sont valorisées par les pouvoirs publics, comme à Paris en 2018. Le discours dominant est celui de la compétition entre villes pour attirer surtout des investisseurs privés. À travers le marketing urbain dont l’exemple local, OnlyLyon, est exemplaire, vante une « montée en gamme » impliquant des projets de « reconquête urbaine » pour attirer les catégories désirables, par exemple la reconquête des fronts fluviaux (Paris, Lyon, Bordeaux…), des nouveaux immeubles une verticalisation de la hauteur pour les attirer, et avec un effacement du passé industriel. Pour ne plus parler des ouvriers et des ouvrières, on rase des (anciens) quartiers industriels. Par exemple à Lille, la ZAC de l’Union, doit permettre la construction de 1300 logements et accueillir 4 000 emplois. On garde éventuellement une cheminée d’usine pour le décor. Simultanément on observe une dégradation des conditions de vie des classes populaires, une dégradation de l’habitat social et une baisse des services publics.

Matthieu Adam : Une façon de résumer le passage du deuxième type au troisième type serait de dire qu’on est passé d’une urbanisation de la demande à une urbanisation de l’offre. Dans la ville keynésienne, les personnes élues pensaient leur politique pour répondre aux demandes ou aux besoins de la population, d’où les investissements dans les infrastructures. Aujourd’hui la politique de l’offre est faite pour attirer, avec la mise au premier plan de tout le vocabulaire de l’attractivité. On veut attirer : les investisseurs (fonds de pension, fonds d’investissement d’institutions bancaires ou d’entreprises industrielles), des chefs d’entreprise, des cadres, et des populations étudiantes vues comme les cadres de demain, à travers notamment les universités et les grandes écoles, et enfin des touristes, notamment en France où le tourisme a un poids économique très important.

Nous avons planté le décor en donnant une vision très générale pour ouvrir le débat dans la séance de questions. Une autre façon de le faire serait de donner quatre entrées principales par lesquelles entrer dans le livre : 

  • Par les processus : financiarisation, désindustrialisation, rente foncière, circulation des capitaux…
  • Par les objets : espace public sonore, fronts d’eau, quartiers périurbains, smart city
  • Par les rapports sociaux : attirer les populations désirées, évincer les populations indésirables. On observe un nettoyage, parfois très visible avec l’ordre policier dans les quartiers relégués, un ordre classiste, raciste. Et parfois très indirect : les pauvres partent parce que de toute façon les loyers sont trop chers, ou alors on fait des politiques « écologistes » tournées vers les cadres, avec les meilleures intentions du monde. Par exemple quand on mesure la quantité de déchets quotidienne autorisée pour réduire le volume de déchets total, on va calibrer cette quantité sur un couple de cadres avec double emploi, sans prendre en compte le fait que les personnes qui ne travaillent pas consomment nécessairement plus à la maison.
  • Par l’environnement et le numérique. On serait en train de passer de l’économie du pétrole à l’économie de la donnée, nécessairement plus vertueuse. Or les approches critiques sont en train d’émerger sur cette question et certains chapitres s’en font l’écho.

Par ailleurs, nous avons essayé de faire, autant que possible, malgré le sujet très lourd et pas forcément positif, que chaque chapitre se termine sur des alternatives : le capitalisme urbain n’est pas un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage. Certaines alternatives sont très institutionnelles, parce que c’est nécessaire de passer par les moyens institutionnels (face à AirBnb par exemple), et d’autres reposent sur l’illégalité (l’occupation notamment). Et puis il y a les fois où le capitalisme échoue tout seul, ou ça ne marche pas. Un exemple qui n’est pas dans le livre : la place Mazagran à Lyon, rénovée sous l’ère Collomb avec une volonté d’évincer les populations indésirables, de produire une ville lisse, apaisée. En fait il y a encore du deal, de la consommation de drogues, des activités non voulues par les gouvernements urbains dans l’espace public et en face des plaintes pour bruit… bref cette politique municipale n’a pas marché. Parmi les exemples présents dans le livre, il y a l’échec des projets de renouvellement urbain à Hambourg et à Tourcoing ou la défaite du capitalisme financiarisé autour de la gare TGV de Perpignan.

Émeline Comby : Nous voulions redonner du sens à la notion de droit à la ville. On aime autant l’un que l’autre Henri Lefebvre, mais aujourd’hui on constate dans les discours que tout est droit à la ville, y compris tout ce qui n’est pas droit à la ville.

En lien avec les indésirables qu’a évoqué Matthieu se pose la question de la justice socio-spatiale. On pense par exemple au traitement des populations migrantes et exilées à Porte de la Chapelle à Paris. Il s’agissait de donner à voir le moment où l’accès aux lieux deviendrait vraiment possible pour toutes et pour tous. La forme ne préjuge pas de l’accès aux ressources. Ainsi, les gratte-ciels sont souvent des constructions pour les plus riches, mais il y a un exemple dans l’ouvrage, en Australie, où un gratte-ciel accueille la première école publique verticale à Melbourne depuis 2018, destinée à accueillir 450 enfants. Cela existe le droit à la ville, dans la réalité, hors des discours hypocrites qui manipulent l’idée cyniquement.

Deuxième question, aujourd’hui on est dans un régime de propriété, on s’en rend bien compte quand on paie son loyer, et donc c’est la question de comment passer de la propriété à l’appropriation. Comment on s’approprie les espaces vacants, avec notamment l’exemple des squats : comment, à partir des squats, on peut imaginer d’autres façon de faire la ville ?

Troisième entrée : Lefebvre dit qu’il les habitants et les habitantes s’approprient la production de la ville, que le droit à la ville c’est quand les gens agissent, et notre idée c’était de dire que pour agir il faut que les gens comprennent ce qu’il se passe. Ce que nous disons c’est que le droit à la ville a été instrumentalisé. On voulait donner des idées pour que chacun et chacune à son échelle contribue à passer de la ville comme moyen d’accumulation à une ville qui passerait à un « vrai » droit à la ville.

Il est important de dire que ce livre n’est pas « urbaphobe », l’idée n’est pas que la solution passe par un retour à la campagne, mais que les solutions sont en ville pour les personnes vivant en ville, contre les clichés sur la campagne comme cadre de vie idéalisé. Les questions abordées en ville se retrouvent dans la campagne : pollution, cancers environnementaux, nuisances, pauvreté… Notre discours n’est pas d’idéaliser la campagne, ni de dire qu’il faut fuir la ville, mais de dire qu’il faut trouver en ville des solutions.

Matthieu Adam : Derrière l’urbaphobie, très en vogue avec des discours sur « l’exode urbain », il y a aussi l’idée réactionnaire que les humains sont naturellement bons et que la ville les pervertit, et qu’alors la seule solution serait la fuite. Mon propos n’est pas de discréditer l’envie de vivre hors la ville, mais bien de questionner l’idée de réappropriation des moyens de production dans l’urbain.

La salle applaudit chaleureusement les deux orateur et oratrice et les questions commencent.

Question : on vous sent engagés, quel sont vos engagements de chercheur et chercheuse ?

Émeline Comby : les auteurs et autrices ont des niveaux d’engagement très différents, certains très radicaux, d’autres plus modérés. Disons qu’ils recouvrent tout le prisme de l’engagement à gauche. À titre personnel je me sens culturellement influencée par la géographie radicale.

Matthieu Adam : C’est un ouvrage « œcuménique », dans le sens où on n’a pas regardé les parcours des auteurs et des autrices, mais ce n’est pas un ouvrage sur appel à contribution, on a été chercher les personnes, pour leur expertise sur les sujets choisis et parce qu’on appréciait leur façon de les traiter. D’une part, on a surtout pris des gens dominés dans le champ universitaire. D’autre part, on peut se satisfaire de la ville telle qu’elle est aujourd’hui, beaucoup de gens le sont. Nous, nous avons a fait le choix de chercher des auteurs et autrices qui ne sont pas satisfaits des inégalités existantes. Nous n’avons pas peur de dire que la géographie marxiste s’est renouvelée au cours des trente dernières années et qu’elle peut servir à penser les sociétés urbaines contemporaines. Donc en ce sens l’ouvrage est engagé. Mais il ne faut pas pour autant croire qu’un ouvrage puisse enclencher une dynamique révolutionnaire, comme dans une approche mythifiée qui laisseraient croire que les ouvrages de Henri Lefebvre ou de Guy Debord auraient déclenché mai 1968.

Une autre idée importante, c’est qu’il n’y a pas que la métropolisation et la gentrification pour penser la ville : il y a plein de processus en cours et l’idée de l’ouvrage est de montrer toute cette diversité de processus, beaucoup plus que la métropolisation et la gentrification qui retiennent à elles seules toute l’attention.

Émeline Comby : Quand Matthieu dit qu’on a fait écrire des personnes dominées, plus explicitement, on a fait écrire des femmes, avec dix-huit autrices, plus de la moitié, et des personnes qui sont majoritairement des précaires dans l’université.

Question : Je fréquente des cercles qui ont lu Henri Lefebvre mais qui tombent dans l’utopie spiritualiste, qui idéalisent par exemple Auroville en Inde, ce type d’enclaves qui en fait au nom de l’œcuménisme excluent les musulmans, qui comptent peu d’Indiens sauf des hautes castes. Ces enclaves sont en fait un entre-soi. Comment puis-je les convaincre de gratter sous l’utopie pour retrouver une forme d’esprit critique ?

Matthieu Adam : Il y a une tendance des personnes qui s’auto-organisent à rester entre gens qui se ressemblent. Ce n’est ni étonnant ni nouveau, et c’est assez inévitable, mais il y a la question de savoir si on peut s’en satisfaire. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’utopies qui se sont construites là-dessus, pas seulement Auroville mais aussi la Silicon Valley, avec des gens qui se sont (au départ !) opposés au monde tel qu’il existe, dans une forme de quête d’autre chose.

Je pense malgré tout qu’il y a des choses que l’on peut faire, que des gens qui sont diplômés peuvent aller à la rencontre de personnes qui ont des problèmes de loyer pour voir avec elles ce qu’on peut faire. Flamina Paddeu a écrit un chapitre dans l’ouvrage et elle vient tout juste de publier un livre sur le sujet (Sous les pavés, la terre, Le Seuil). Elle travaille sur l’agriculture urbaine et montre qu’il y a des projets qui sont complètement insérés dans la logique de la ville néolibérale, mais aussi des projets qui permettent vraiment à des personnes très différentes de se rencontrer et de lutter contre le capitalisme urbain. Autre exemple, à Besançon, avec les jardins des Vaites que de l’extérieur on peut dire « en autogestion », mais où ce mot n’est jamais prononcé, et qui est porté par des personnes de classes populaires. C’est ce type de lieux qui permet aussi des rencontres.

Émeline Comby : Il est vrai que la dimension spirituelle de la ville est assez absente de notre livre alors qu’on pourrait l’attendre. Ensuite ça a beaucoup existé les utopies urbaines, on a plein d’exemples, mais en fait on n’obtient souvent rien de plus en créant une ville ex-nihilo

Question : Quels sont les acteurs du capitalisme ? Qui sont-ils ? Pour sortir du capitalisme comme un grand tout, parce que dès qu’on travaille sur l’urbain on se perd dans les acteurs.

Émeline Comby : Il y a d’abord des grands acteurs privés (Bouygues, Vinci) qui contribuent à uniformiser la ville. S’y ajoutent certains acteurs pour lesquels règne un grand flou entre le public et privé. Avec des sociétés publiques d’aménagement par exemple, dont on se demande si c’est du public ou privé. On peut citer l’exemple de Besançon et des Vaites où l’agence Territoire 25 est une SPL qui assure sous l’autorité de la ville l’aménagement et le développement du futur écoquartier en lieu et place des jardins. Une société publique locale (SPL en plus court) est une structure juridique à la disposition des collectivités locales pour favoriser l’aménagement et le développement. Il y en a autant que de villes voire autant que de projets urbains, mais elles servent en fait les intérêts privés. Et cette multiplication donne une nébuleuse qui explique pourquoi on a du mal à les identifier comme acteurs. ll faut ajouter les lobbies du BTP, dont il ne faut pas oublier la puissance, puisqu’en France construire ce sont des emplois. Donc trois premiers types d’acteurs avec la question de savoir qui sert qui et quand…

Et puis les populations habitantes qui n’arrivent pas toujours à identifier ces premiers acteurs, ceux qui sont souvent oubliés ou non écoutés (sauf sur les panneaux, « une ville pour tous », « mixité sociale ») et qui sont souvent face à des documents très juridiques, très compliqués… Donc la question c’est comment créer les alliances pour aider ces personnes, par exemple comment on construit une plainte au tribunal administratif : comment se mettre en relation rapidement pour faire circuler les savoirs aussi vite que les capitaux.

Matthieu Adam : La question des acteurs c’est : « comment une décision a été prise ? ». Et même comme chercheur ce n’est pas toujours facile de remonter le fil. Je me suis demandé pourquoi il y avait des grilles partout à Confluence. Les promoteurs disent : « c’est une demande des élus ». Les élus disent : « c’est une demande de la population ». La population dit « c’était là quand on est arrivé ». Les architectes disent qu’ils ont au moins essayé qu’elles soient jolies. Personne n’est responsable. La multiplication des micro-barrières semble être là, « dans l’air du temps », alors qu’évidemment il y a une chaîne de commandement. Par contre, c’est difficile de saisir pourquoi telle ou telle typologie d’aménagements devient systématique à un moment donné.

Ça pose la question de la privation de la démocratie. À Lyon par exemple, l’acteur politique fondamental en matière d’aménagement, c’est la Métropole. Mais les populations habitantes ne savent pas quels sont ses pouvoirs, ses compétences, encore moins qui prend les décisions ni même où se déroule le conseil métropolitain. Et le fait que celui-ci soit élu au suffrage universel n’y change pas grand-chose. C’est juste le résultat d’un bricolage entre Collomb et Mercier [Gérard Collomb, baron local socialiste de 2001 à 2020 et Michel Mercier, sénateur de droite et président du département du Rhône dont le fief électoral était constitué les parties rurales du département]. Il y a une forte opacité, même pour le chercheur, à l’échelle de la Métropole de Lyon, pour comprendre comment les débats se déroulent.

S’y ajoutent beaucoup d’acteurs importants mais difficiles à identifier. Je pense aux fonds d’investissement tels que BlackStone. Ils achètent par dizaines de milliers des logements sociaux dans des endroits où le logement social est bien géré par le privé qu’en France : en Suède, au Royaume-Uni… Et aujourd’hui on ne comprend plus ce qui se passe en ville si on ne s’intéresse pas aux firmes du numériques, notamment les GAFAM. Les données sont devenues un véritable gisement de richesse et leur exploitation transforme le capitalisme urbain. A travers Waze ou Maps, Google a par exemple une influence très forte sur les pratiques mais aussi sur les politiques de mobilité urbaine. Avec sa filiale Sidewalks, elle voit désormais l’urbanisme comme un marché, tout en exploitant les données des systèmes d’open data des collectivités. Dans le même esprit, on voit l’influence croissante des entreprises qui développent et exploitent les technologies de surveillance, en particulier la reconnaissance faciale. Les firmes « traditionnelles » du capitalisme urbain ne sont pas en reste : les opérateurs de réseaux d’énergie et de transport, tout comme les nouveaux acteurs de la mobilité urbaine (Uber, Lime, Dott, etc.) mais aussi les assureurs ou les agents immobiliers, s’appuient sur la data à la fois pour optimiser leurs stratégies et pour exploiter de nouvelles ressources.

Et même les élus qui se saisissent de ces questions sont complètement perdus. Par exemple, on commence à avoir des leviers (contrôle des loyers, contrôle d’AirBnB) qui certes sont beaucoup de pansements sur la même jambe de bois, mais qui montrent que les politiques publiques s’emparent de ces sujets. Or le plafonnement des loyers par exemple c’est une politique d’État : c’est l’État qui décide si on peut l’appliquer à la demande de la municipalité : Éric Piolle, le maire de Grenoble, l’avait mis dans son programme et finalement ça ne dépend pas de lui. Ensuite la collectivité n’a pas vraiment de moyens de contrôle sur le plafonnement des loyers : c’est l’État qui peut contrôler, or il ne met pas de moyens pour le faire.

Question : Y a-t-il des formes urbaines qui ont mieux résisté au capitalisme ? Et autre question : on a bien compris que vous n’étiez pas ruralophiles, mais comment réinterroger cette proximité entre capitalisme et l’urbain et du coup entre d’autres formes politiques et les ruralités, notamment sur la capacité à comprendre plus facilement un PLU dans une petite commune et ensuite à influer dessus ?

Émeline Comby : On n’a rien contre le rural, au contraire, d’ailleurs il suffit de voir une forêt plantée pour voir comment le rural aussi c’est du capital. C’est pour ça que nous avons travaillé sur le capitalisme urbain et non le capitalisme en ville : beaucoup de paysages ruraux ont été façonnés par le capitalisme urbain, il suffit de penser aux vignobles près des villes, comme à Montpellier. Le problème des discours urbaphobes, c’est d’opposer la campagne à la ville en disant que la ville c’est le mal, alors que les mêmes questions se posent partout. Le livre le montre avec par exemple le chapitre sur la privatisation de la nature, un problème qu’on retrouve dans les espaces ruraux. La question des PLU est intéressante : aujourd’hui c’est de plus en plus des PLUi, avec le i pour intercommunaux, avec une technicité croissante et une affirmation de la continuité entre les villes et les campagnes dans les documents de planification.

Matthieu Adam : Certes on peut croiser plus facilement les élus à la campagne, mais les élus ont de moins en moins de pouvoir. On a un déficit d’ingénierie publique. De nombreuses petites communes se retrouvent à faire appel à des bureaux d’études qui photocopient les PLU, en changeant essentiellement le nom de la ville ou du village et les cartes, contre quelques dizaines de milliers d’euros.

On retrouve également des acteurs aussi puissants et insaisissables qu’en ville : typiquement la SAFER depuis la seconde Guerre mondiale, aux mains de la FNSEA [le syndicat agricole majoritaire, de tendance conservatrice]. C’est vrai qu’en face on a aussi d’autres acteurs qui peuvent peser, comme la Confédération paysanne, qui est assez forte nationalement pour peser face à la SAFER et la FNSEA. De même quand on voit le poids de Limagrain ou de Lactalis, même si tu connais bien ton maire, il est difficile de faire le poids par rapport ces géants industriels du monde rural.

Sur la question de formes urbaines qui résisteraient mieux au capitalisme, je n’y crois guère. D’abord parce qu’on risque le spatialisme : une forme de déterminisme qui dirait que parce que c’est disposé comme ça, ça résiste. Il est vrai que localement on observe des choses : pourquoi y a-t-il des appartements qui résistent à la gentrification sur les pentes de la Croix Rousse ? Certains d’entre eux sont trop sombres, trop humides ou n’auront jamais d’ascenseur, autant de problèmes pour être gentrifiés. Et donc il faut descendre à une échelle très fine, celle de l’immeuble voire celle de l’appartement, pour trouver des exemples de résistance à la gentrification.

On trouve dans d’autres pays des acteurs, plutôt que des formes urbaines, qui sont capables de résister au capitalisme, par exemple en Allemagne ou en Uruguay, d’énormes coopératives qui possèdent des centaines ou des milliers logements et qui ont les moyens de s’opposer à la privatisation.

Question. Souvent quand on essaie de réduire la place de la voiture, les communes ne prévoient pas davantage de transports en commun. Comment faire pour anticiper ?

Émeline Comby : Dans le cas du projet de reconquête des Berges du Rhône, on a observé une opposition structurée contre la politique de Collomb autour du recul de la voiture. En effet, sur les Berges du Rhône, il y avait avant un immense parking là où depuis 2007 se trouvent des espaces publics. Les personnes élues de droite refusaient ce projet autour de l’idée que la voiture et les parkings incarnaient la vie et la sécurité en ville. Le compromis a été de construire le parking souterrain de la Fosse aux Ours. On pourrait aller vite sur la voiture en disant cette opposition droite – gauche reposait sur une vision individualiste ou écologique autour de ce mode de transport. Il faut en fait être plus prudent. Il y a quand même une question sociale pour les gens qui travaillent loin, en horaires décalés, etc., en particulier dans les classes populaires. L’injonction à la transition écologique peut risquer de stigmatiser des personnes qui n’ont pas le choix et pour qui la voiture est le mode de transport qui convient le mieux à leurs contraintes. Et un risque sous-jacent de mettre encore plus en difficulté des personnes qui n’en ont vraiment pas besoin.

Question : Vous avez construit votre propos sur la constitution du capital fixe au départ et finalement au cours de votre discours on aboutit à une forme d’universalité : alors est-ce que le capital a gagné tous les espaces ou est-ce que ça veut dire le capital fixe a perdu en importance par rapport au capital mobile ? Ce qui expliquerait que la campagne, moins le lieu des capitaux fixes, soit aujourd’hui intégrée à cette question du capitalisme ? J’ai bien noté vos trois mouvements historiques : ne sommes-nous pas aujourd’hui dans un quatrième mouvement avec des formes nouvelles, qui toucherait le rural autant que l’urbain ? Et deuxième question : la ville depuis trente ans est lieu des appropriations, des expériences, aujourd’hui on a l’impression que c’est retombé, nuit debout est parti se recoucher très vite. Est-ce que maintenant le rural va connaître le même sort, l’hypertechnicité, la reprise de contrôle ? Tout espoir est-il vain ? Et qu’en est-il de la démocratie, peu présente dans l’index de votre livre ?

Émeline Comby : Tous les capitaux ne sont pas fixes : il y a des capitaux qui circulent, avec tous les projets urbains qui ne verront pas le jour, comme les projets de smart cities portés par les GAFAM et qui finalement seront financés par de l’argent public et non par ces firmes informatiques qui ont tendance à se retirer. Des entreprises investissent dans des projets, certains s’enrichissent, pas toutes. On le voit avec un autre exemple de la ville néolibérale et de ses capitaux circulants, c’est l’exemple des mobilités : les trottinettes, des vélos en libre-service, qui disparaissent comme ils sont apparus. Le capitalisme a besoin de fixer des capitaux, mais il a aussi besoin que ça circule, notamment par des levées de fonds, parce qu’il faut produire, consommer et détruire.

Matthieu Adam : Manuel Castells, sociologue espagnol qui a écrit sur la métropolisation dans les années 1990 et qui est aujourd’hui ministre de l’enseignement supérieur en Espagne, avait écrit que l’ère de l’information pourrait réduire la centralité et l’influence des grandes villes dans un monde de flux, alors que c’est l’inverse qui s’est passé : les grandes villes ont concentré davantage de capitaux. Alors certes, l’importance des grandes villes, c’est aussi beaucoup un discours satisfait des grandes villes sur elles-mêmes, mais malgré tout, les grandes villes comptent toujours. Les investisseurs les plus gros ont des algorithmes pour sélectionner les espaces où il faut investir dans l’immobilier, ils sont très sélectifs spatialement : en ce sens, on peut dire que les capitaux fixes ont perdu un peu de leur fixité, mais les biens matériels, eux, restent fixés au sol.

Ce qu’on voit dans les soulèvements populaires, c’est que ce qui est efficace dans la lutte c’est de bloquer les flux, les circulations : c’est bien cela qui a marché lors des grèves de 1995 ou ce qui a reprise avec la révolte des Gilets Jaunes. Mais cela n’oblitère pas la question du logement, qui est le premier poste de dépenses des ménages, et qui n’est jamais au centre des revendications politiques, des mouvements sociaux, des campagnes électorales. D’autant qu’on parle de choix résidentiel, c’est une très mauvaise expression, car c’est rarement un choix, en tous cas c’est bien souvent un choix contraint et limité, qui entraîne ensuite des dépendances liées au déplacement. Quand vous achetez un logement, vous n’achetez pas un kilo de sucre comme le dit Henri Lefebvre. Vous achetez les aménités qui vont avec, un quartier, une accessibilité, un environnement. Dorénavant, c’est là-dessus que nous voudrions travailler, parce que finalement la question du logement est aussi centrale que celle des flux.

Compte-rendu rédigé par Jean-Benoît Bouron et visé par les auteurs.

Le Périscope à Lyon, 19 octobre 2021.

La nuit de la géographie 2018 : bilan

Le CNFG a lancé en 2017 l’impulsion d’un événement européen de partage de la géographie, la Géothèque a souhaité porter en 2018 la version lyonnaise de cet événement !

L’organisation

Au fil de la mise en place de l’événement, des partenaires se sont joints au comité d’organisation d’une quinzaine de personnes.

Partenaires :

– École Urbaine de Lyon
– Université de Lyon
– Géoconfluences
– CartONG
– CafésGéo de Lyon
– le RGLL
– Géorizon
– AFNEG
– APHG
– Hévéa + La Cuisine Itinérante (lieu accueil et restauration)

C’est la Géothèque, en tant qu’association de promotion de la curiosité géographique qui est porteuse de cette Nuit de la Géo à Lyon.

Le lieu, la fréquentation globale, la communication

Le patio de l’Hévéa, lieu de rencontres géographiques

Le lieu choisi, l’Hévéa, « centre d’affaire éthique » accueillant des entreprises et associations d’ESS, s’est parfaitement prêté à la Nuit de la Géo, offrant un espace restauration (alimentation locale), un espace pour les ateliers, un autre pour les conf/café, le tout assez ramassé dans l’espace pour être convivial.

On estime à 200 personnes la fréquentation globale du lieu pendant la soirée, en comptant les personnes arrivées/reparties tôt, ou inversement arrivées/reparties tard, le public ayant évolué pendant la soirée. La qualité des interactions permises par une fréquentation moyenne et l’agencement des lieux a souvent été soulignée très positivement. De nombreuses personnes ont été tenues au courant de l’événement par : les réseaux professionnels de professeurs, le réseau propre au Mapathon, des réseaux étudiants, l’événement facebook, ou encore la newsletter de Géoconfluences.

Contenus

Départ de la balade urbaine, devant l’Hévéa

Balades urbaines

Deux étaient proposées en simultané (18h30-20h)

– La gentrification de la Guillotière : environ 60 personnes sont parties, très satisfaites. Il y a une importante demande de balades urbaines de la part du public.

– Traverser Perrache à pied, balade sensible : 20 personnes ont participé, dont une dizaine ont ensuite participé à la lecture de haïku rédigés en lien avec cette balade.

Ateliers

Plusieurs ateliers avaient lieu en simultané (18h-22h) dans une grande salle divisée en sous-espaces, la fréquentation a été continue (avec un creux pendant les balades urbaines puis à la fin) :

– Nomad Maps : retours très positifs, fréquentation continue et échanges de qualité
– Géograffitis : positif, a eu de bons échanges avec des curieux du graff.
– Campus Comestible : de bons retours aussi
– Cartographie sensible : un des gros succès de cette édition : a permis de proposer quelque chose d’adapté aux enfants mais pas seulement ! Une vingtaine de cartes ont été réalisées avec des matériaux faisant appel aux sens puis exposées au fur et à mesure
– Mapathon : gros succès également, une trentaine de cartographes pendant la soirée, habitués ou non des mapathons, de tous les âges et niveaux techniques. Le retour explicatif fait à tout le public en cours de soirée a été apprécié.

Projection du film Construire Mazagran puis débat avec la réalisatrice : la programmation tardive (début du film à 22h30) et la concomitance avec le débat du RGL a fait qu’il y avait peu de personnes à la projection (une vingtaine) malgré l’intérêt du film et du débat qui a suivi.

Expos/Librairie

Les expositions (de photos d’étudiants de l’asso Géorizon ; et d’une photographe Delphine Charlet) ont été appréciées. La présence d’un stand d’ouvrages en lien avec les thématiques actuelles de la géographie, grâce à la Librairie Archipel, a été fructueuse et permettait la discussion et l’échange avec les auteurs présents pour les conférences.

Espace café

3 moments qui ont tous été fréquentés par environ 50 personnes à chaque fois (avec un pic à 70 personnes pour le second) :

– Café Géo de Stéphane Crozat sur les légumes anciens et la biodiversité cultivée
– Conférence de Michel Lussault sur la géographie à l’heure de l’Anthropocène
–  Atelier « surtout-pas-conférence » par le Réseau des Géographes Libertaires

Le café géo de Stéphane Crozat

Pour faire partie de l’aventure l’année prochaine contactez nous sur  : nuitdelageolyon@gmail.com 

Petite géographie du bœuf de Bazas

Notre carte représente le territoire d’une appellation bovine doublement labellisée, le « bœuf de Bazas ». Originellement produit du terroir bazadais, localisé dans le sud de la Gironde, cette appellation recouvre désormais un ensemble plus vaste. L’IGP s’étend du Médoc au nord-ouest du Gers en passant par une partie du Lot-et-Garonne. Elle s’appuie sur une longue tradition. C’est également un élément de développement économique territorial et un composant du paysage socio-culturel, et ce, à différentes échelles.

Boeuf de Bazas

Bœufs de Bazas à la fête des bœufs gras de Bazas, 2012. Photographie de Jacme31 sous licence CC BY-SA 2.0. Source Flickr.

Notre carte est centrée sur l’espace de production et de diffusion du bœuf de Bazas dans le cadre plus général du Sud-Ouest de la France. Elle tente d’illustrer l’ancrage local d’un produit de qualité, qui essaie de se diffuser par différents moyens (communication, exportation, discours…) à l’intérieur et à l’extérieur de son espace d’origine. Les nombreux acteurs sont ainsi cartographiés pour montrer leur importance et leurs différentes stratégies quant à la viabilité sur le long terme de leurs actions en faveur de ce produit.

La légende, riche en items, fait figure de texte explicatif, d’où sa densité, peu courante pour une carte de synthèse. Elle permet d’analyser en profondeur une production pas toujours évidente à saisir qui mêle des dimensions variées (géographiques, économiques, sociologiques etc.) et des logiques multiples (spatiales, de rentabilité, etc.).

Il est toujours difficile de symboliser par une représentation abstraite (comme l’est cette carte) des données visuelles, olfactives voire gustatives. C’est pour cela que nous espérons que ce parti pris ne gênera pas le lecteur… En vous souhaitant une bonne dégustation visuelle !

Victor Piganiol

Boeuf de Bazas carte AOP

légende boeuf de Bazas

Sortie géographique dans le PNR des Monts d’Ardèche

C’est une première pour la Géothèque : une dizaine de membres (et futurs membres) de l’association, âgés de 2 ans et plus, ont bravé la montagne ardéchoise, pour y moissonner des documents géographiques qui sont librement utilisables pour un usage non lucratif (sous réserve de citer la source. Pour d’autres usages, nous contacter). Le récit de ce voyage vous donnera sans doute envie d’adhérer à l’association, et d’être ainsi informé.e de notre prochaine sortie géographique !

Samedi 8 juillet 2017

Départ 8 h de Lyon, arrivée midi au domaine de Pécoulas (commune de Lagorce). Treize vins en IGP Ardèche : « si tu ne trouves pas un vin qui te plaît dans un de mes vins c’est que tu dois boire du Coca ! », est la devise officieuse du vigneron, Jacques Eldin. Et en effet la diversité des goûts est réelle avec un bon rapport qualité/prix (25 €/30 € en moyenne le carton de 6). Ici on ne parle pas anglais et on le revendique (un géothécaire joue au traducteur pour des allemands en goguette). Petite exploitation familiale de 4 personnes qui s’est lancée dans les bags in box, et a mécanisé la vendange. Les coffres des voitures se remplissent…


Clichés : Nathalie Heurtault, 2017

Pique-nique au bord de l’Ardèche dans un village au label des « plus beaux villages de France » : Vogüe. Les pieds dans la fraîche Ardèche on voit un peu de la mise en tourisme de cette Ardèche méridionale « autoroute à canoës » (même si début juillet le touriste n’est pas encore trop présent).

nathalie heurtaultNathalie Heurtault
Clichés : Nathalie Heurtault, 2017

Début de la montée dans la montagne ardéchoise : premier arrêt juste avant le Tunnel du Roux, occasion de photos, croquis de paysage et commentaire de Jean-Louis notre guide local de l’étape. On observe notamment l’étagement montagnard avec la limite altitudinale du châtaignier, puis celle de la forêt, et les premières pelouses d’altitude. Paysages superbes, on s’approche des lieux de la trilogie documentaire de Depardon (Profils paysans, trois films réalisés par le photographe-cinéaste entre 2001 et 2008 : « L’approche », « Le quotidien » et « La vie moderne »), tant par le bâti que la rudesse du paysage.

Croquis vallée de la Fontaulière et vue sur la vallée du Rhône
Croquis : J.-B. Bouron

Passage de la ligne de partage des eaux entre bassin versant de l’Ardèche (Méditerranée) et de la Loire (Atlantique). Voir à ce sujet l’excellent documentaire de Dominique Marchais, La Ligne de partage des eaux, avec des vrais morceaux de géographie dedans.

Nathalie HeurtaultNathalie Heurtault Nathalie Heurtault
Clichés : Nathalie Heurtault, 2017

Arrêt à la caldeira de la Fontaulière (selon notre ami wikipédia : « vaste dépression circulaire ou elliptique, généralement d’ordre kilométrique, souvent à fond plat, située au cœur de certains grands édifices volcaniques et résultant d’une éruption qui vide la chambre magmatique sous-jacente ») : l’Ardèche c’est aussi le vert de la végétation, même en été ; les volcans et les prairies fleuries pleines d’une biodiversité.

Caldeira
Croquis : J.-B. Bouron

Troisième arrêt au barrage de Lapalisse qui transfère de l’eau de la Loire vers l’Ardèche, un haut point géographique, d’ingénierie et de forts enjeux géopolitiques interbassins ! De ce transfert d’eau dépend une partie de la ressource touristique de la vallée de l’Ardèche.

Nathalie HeurtaultCliché : Nathalie Heurtault, 2017

Descente vers le Lac d’Issarlès qui offre une vue imprenable sur le Mont Mézenc, une station de pompage EDF et le tourisme vert des lacs de Haute Ardèche : les géographes sont heureux de se rafraîchir dans ce très beau cadre !

Encore un peu de route et installation à l’Hôtel des voyageurs d’Issarlès, un petit bourg, qui fut sans doute une importante place de marché. Le village n’a pas de rue mais une succession de vastes places. Nous sommes comme des coqs en pâte avec une vue sur les prés, la forêt et la place du village (où une maison 1900 à vendre « dans son jus » ferait un beau siège pour la Géothèque…). Adhérez à l’association pour lui permettre de débuter un empire immobilier !

Nathalie Heurtault
Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

Soirée au hameau Les Arcis, commune d’Issarlès, où notre guide habite la moitié de l’année. Après un apéro mérité et composé de fromages, charcuterie et vins locaux, il nous fait rencontrer Rosa Moulin, 98 ans, et ses deux fils célibataires, qui s’occupent de leur 20 vaches laitières (sa fille et son gendre qui habitent Lyon sont aussi là). Une fois de plus, impossible de ne pas penser à L’Approche où Depardon interroge des paysans, notamment dans le Haut Vivarais voisin. Rosa est une figure, travaillant aux champs depuis son enfance et la mort de son père de ses blessures de guerre (mais « mort à la maison, ma mère n’a jamais eu droit à une pension, il aurait fallu qu’il meure à l’hôpital »). Autour d’un pastis et d’une brioche (ici l’apéritif s’accompagne de sucré) elle raconte un peu de sa vie dans ce pays qu’on devine rude. Ses fils nous montrent les vaches et le lieu de traite (le plus simple qui soit), l’un est très en retrait, ne conduit pas (ce qui nous semble une contrainte gigantesque dans ce contexte « loin de tout ») et l’autre est un peu plus disert et mobile. Voyage dans le temps garanti. La soirée s’écoule ensuite on ne peut plus agréablement autour d’un barbecue et de quelques bouteilles de Pécoulas.

Nathalie Heurtault
Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

Dimanche 9 juillet 2017

Doux réveil après une nuit fraîche (ouf !) à Issarlès avec petit déjeuner sur la terrasse de l’Hôtel des voyageurs. On voit un peu de la vie dominicale de ce bourg blotti dans la moyenne montagne : motards suisses en goguette, locaux qui viennent chercher leur pain, boire leur café ou leur bière du matin… Croquis de la place, averse, soleil…

Issarlès depuis Hotel des Voyageurs

On part ensuite visiter la Ferme de la Louvèche (commune du Lac d’Issarlès) où Nicolas, le fils, associé à sa femme et son père (la maman étant officiellement à la retraite), mène énergiquement les activités d’élevage, transformation et vente directe. 60 hectares (30 de fauche qu’ils font faire et 30 de pâturage pour les chèvres), 60 à 70 chèvres alpines et 10 à 15 porcs fermiers font de cette ferme un lieu d’activité diversifiée ouvert au public. Cependant, les cars ne peuvent pas monter : le public est surtout constitué des groupes de personnes en situation de handicap et des touristes en été puisqu’elle est placée entre le Lac d’Issarlès et le Mont Gerbier de Jonc). La vieille « chaumière » avait été achetée dans les années 1970 par le grand père employé d’EDF qui avait quelques animaux pour son plaisir personnel. Le père s’est lancé dans la chèvre et la vente directe, « ce qui [les] a sauvé ». Quand le fils a voulu prendre la suite il l’a encouragé à diversifier et se lancer dans sa propre activité choisie par goût personnel : l’élevage de porcs fermiers et leur transformation sur place (abattage ailleurs). La chambre d’agriculture leur avait conseillé plutôt d’intensifier en doublant le cheptel de chèvres mais il aurait fallu agrandir les bâtiments, les terrains, etc.

Cliché : Nathalie Heurtault, 2017
Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

Cependant, le fils a fait le choix de la diversification et de la transformation sur place associée à la vente directe. Ce choix lui permet également une certaine autonomisation par rapport aux pratiques d’élevage de son père/associé. Avec un investissement de 150 000 € dans les deux laboratoires (celui de fromages et celui de découpe et charcuterie), l’exploitation produit ses charcuteries et viandes de porcs fermiers (sans label bio, le grain coûterait trop cher : de 300 € la tonne le coût du grain bio passerait à 500 € la tonne, sachant que Nicolas en utilise une tonne tous les 45 jours) et ses fromages de chèvre (bio ceux-là, mais hors AOC en raison d’un différend à l’occasion d’une redéfinition de l’espace de l’AOC Picodon) : un délice ! Les coffres se remplissent à nouveau, après une dégustation très agréable et un accueil très chaleureux… On ne peut au final qu’être frappés par le contraste entre l’exploitation familiale des Arcis et celle de La Louvèche : Nicolas a fait un lycée agricole (où on n’apprend, semble-t-il, qu’à « remplir les formulaires de la PAC ») puis une formation pour adultes de transformation du porc. Il est très inséré dans les canaux de distribution directe (Ruche qui dit Oui à Aubenas pour laquelle il adapte ses caissettes aux consommateurs urbains, vente à la ferme, visites, volonté de sensibiliser à la qualité). On sent la hauteur de vue du fils comme du père qui a su laisser une innovation sociale bien dosée transformer sa propriété en une ferme très agréable et passionnante à visiter (avec une vue imprenable sur l’Ardèche verte).

Cliché : Nathalie Heurtault, 2017Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

La troupe des géographes descend ensuite vers le plateau par la Route des sucs. Toujours selon notre ami Wikipédia, un suc est un « sommet volcanique caractéristique de la région du Velay et du haut Vivarais dans le Massif central. Il se présente sous la forme d’un piton ou d’un dôme aux pentes fortes, nettement proéminent, de nature trachytique ou phonolitique. Ils dominent des plateaux basaltiques qui ont sensiblement le même âge géologique. L’ensemble forme un paysage caractéristique fait de hauts plateaux et de pointements isolés. ». C’est de toute beauté et très dépaysant ; cela me rappelle les Mogottes de la Vallée de Viñales à Cuba. Déjeuner au restaurant Beauséjour (commune du Béage), une adresse délicieuse, avec une vue imprenable et un service impeccable ! Les charcuteries, viandes, pommes de terre, plateau de fromage et les glaces Terre Adélice (un succès agro-alimentaire local), le tout produit localement ravissent nos papilles…

Il est temps de rentrer, par la Route des sucs, la Haute-Loire, la Loire puis le Rhône et de prévoir les prochains week-ends de la Géothèque, pour toujours plus de curiosité géographique !

Récit de la sortie : Hélène Chauveau et les membres de la Géothèque

Voir une ville fortifiée par Vauban : Neuf Brisach

Neuf Brisach fait partie des douze sites inscrits dans le Réseau des sites majeurs Vauban créé en 2005 et classé sur la liste du patrimoine de l’humanité de l’Unesco. Il s’agit de l’un des projets les plus aboutis de Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban, ingénieur militaire et ministre de Louis XIV. La ville, fondée en 1697, se surimpose à la trame agricole préexistante. En effet, comme son nom l’indique, il s’agissait alors d’une création ex-nihilo destinée à compenser la perte du Vieux-Brisach, aujourd’hui Breisach am Rhein en Bade-Wurtemberg, situé juste de l’autre côté du Rhin devenu frontière. L’image laisse très bien voir le plan d’une ville nouvelle néoclassique, avec la place d’arme au centre d’une trame viaire orthogonale. La forme générale est celle d’un octogone entouré par plusieurs lignes de fortifications alternant remparts, fossés et glacis. Leur forme caractéristique permet aux défenseurs de pouvoir atteindre n’importe quel attaquant sans angle mort, tout en offrant peu de prise à l’artillerie. La couleur rose dominante et visible sur l’image est celle du grès rose descendu des Vosges jusqu’à la plaine du Rhin, un fossé d’effondrement tectonique.

Neuf-Brisach – Haut-Rhin – Coordonnées géographiques : 48° 01′ 08″ nord,7° 31′ 45″ est – Source : Géoportail (tous droits réservés)

Voir un site de confluence en fond d’estuaire : l’Entre-deux-Mers

Le nom même de ce site, l’Entre-deux-Mers, témoigne bien de l’imbrication des éléments fluviaux et maritimes, là où confluent deux cours d’eau majeurs à l’échelle française, la Garonne qui vient du sud et la Dordogne venue de l’est. La particularité de cet estuaire est de posséder son propre nom, la Gironde, comme pour affirmer l’égalité des deux cours d’eau avant qu’ils ne se jettent dans l’Atlantique. Le site de confluence est un site contraignant par sa difficulté d’accès : il s’agit d’une presqu’île qu’on ne peut atteindre à pied sec que par un côté. C’est aussi une zone humide constitué de sédiments gorgés d’eaux (comme l’ont appris à leur dépens, dans un espace analogue, les constructeurs du musée des Confluences à Lyon). Ces contraintes ne découragent pas les convoitises et le site a attiré les activités liées à l’industrie pétrolière et gazière, qui profitent de la proximité avec l’approvisionnement par voie maritime. Le pétrole est en partie raffiné et en partie transformé en électricité par une centrale thermique.

On devine bien également les activités agricoles, l’agriculture sur les parcelles les mieux drainées et l’élevage sur les prairies humides ceintes par des haies, tandis que la viticulture est présente sur les pentes les mieux drainées, sur les terrasses surplombant le lit du fleuve, dans la partie sud-ouest de la carte.

Entre-deux-Mers – Gironde – Coordonnées géographiques : 45° 00′ 44″ nord, 0° 31′ 45″ ouest – Source : Géoportail (tous droits réservés)

Voir une côte viticole renommée

La photographie aérienne révèle une ligne de faille, matérialisée dans le paysage par un talus marqué qui sépare un plateau, à l’ouest, et la plaine de la Saône, à l’est. Le recul de l’agriculture et l’élevage sur les hauteurs a entraîné l’extension des surfaces forestières. Les grandes cultures, elles, continuent de dominer la plaine, à l’exception de la zone de contact au centre de l’image dans laquelle se déploient les vignobles renommés de Bourgogne. La route qui traverse le centre de l’image du nord au sud a été baptisée la route des Grands Crus, elle sillonne des villages dont les noms sont mondialement connus : Vosne-Romanée au Sud, Vougeot au centre-nord, et en quittant la route vers le nord-ouest, Chambolle-Musigny.

La Romanée est la plus petite AOC viticole française avec 85 ares qui produisent seulement 4 000 bouteilles par an. Pour les plus pressés, l’autoroute A31, visible sur la droite de la photographie, relie Beaune à Dijon puis à l’Europe du Nord.

Vougeot et Vosne-Romanée – Côte-d’Or – Coordonnées géographiques : 47.16553 , 4.953632 – Source : Géoportail (tous droits réservés)

Combien d’humains ont vécu sur Terre au total ?

Si tous les humains ressuscitaient, les humains d’aujourd’hui seraient-ils dispersés au milieu d’une foule d’hommes préhistoriques ?

Le chiffre total d’êtres humains à s’être succédé sur la Terre n’est pas très intéressant, en raison d’une mortalité infantile très élevée jusqu’aux périodes récentes. Nous avons donc cherché à savoir, plus précisément, le nombre d’êtres humains ayant dépassé l’âge de cinq ans, depuis les premiers hominidés.

Les données nécessaires sont : la population humaine totale à plusieurs dates, la mortalité infantile (avant 1 an) et juvénile (avant 5 ans), ainsi que l’espérance de vie adulte, à ces mêmes dates. Cela permet de calculer le nombre de générations à s’être succédé sur terre depuis l’aube de l’humanité.1Bon, alors autant vous dire qu’on ne va pas trancher ici le débat sur la date à laquelle les primates deviennent des humains. Sans aller jusqu’à Toumaï qui serait le premier hominidé (7 millions d’années BP), nous sommes remontés à -1,5 millions d’années. Si la recherche scientifique permet d’avoir une idée assez précise de ces chiffres depuis le Néolithique, il est beaucoup plus d’obtenir des données pour les périodes précédentes. On sait seulement que la population humaine est très peu nombreuse : Jean-Pierre Bocquet-Appel et al. 2http://www.evolhum.cnrs.fr/bocquet/jas2005.pdf ont calculé que la population européenne à l’Aurignacien (39 à 28 000 ans BP) était comprise entre 1 000 et 30 000 individus. En extrapolant et en considérant que l’Europe, aux périodes glaciaires, n’est pas le continent le plus peuplé, on obtient une population mondiale de 50 à 100 000 individus au plus, avec une augmentation presque nulle pendant des centaines de milliers d’années. On sait également que l’espérance de vie est très basse (environ 13 ans), en raison de la mortalité infantile. En supposant une mortalité infantile légèrement supérieure à celle calculée par les ethnologues pour des sociétés de chasseurs-cueilleurs les plus isolées rencontrées au début du XXe siècle, on obtient un chiffre de 6/10 (quatre enfants sur dix dépassent l’âge de 1 an). En raison de la durée de la période allant d’Homo erectus au Néolithique, la marge d’erreur est importante. Mais le très faible nombre d’hommes à ces périodes permet de calculer que même avec la plus grande marge d’erreur, on ne peut que doubler le résultat final du nombre d’humains.

Voici les résultats :

L’estimation haute aboutit à 66 milliards d’êtres humains ayant jamais vécu sur terre depuis Homo erectus, dont 18 milliards ont dépassé l’âge de 5 ans. La médiane se situe autour de l’an mille : autant d’humains adultes ont vécu avant cette date qu’après. Les humains actuels (enfants compris) représentent donc un dixième du total de l’humanité depuis ses origines.

Les Hommes « adultes » (dans nos calculs, âgés de plus de 5 ans) du Paléolithique représentent entre 5,1 % et 11,2 % de l’humanité adulte, ceux du Néolithique autour de 6 %. Par ailleurs, 15 % des humains adultes ont vécu avant 1 000 avant Jésus-Christ, alors que 22 % de l’humanité a vécu après la 2nde guerre mondiale. Notre lecteur, s’il a plus de 5 ans, représente 0,00000000151 % de l’humanité ayant dépassé cet âge.

Proportion des êtres humains par période :

distribution_des_tres_humains_par_priode_historique

Attention, l’échelle de temps n’est pas proportionnelle à la réalité. Les durées sont trop longues pour afficher sur la même échelle des siècles et des centaines de milliers d’années. Il n’y a donc pas de baisse de la population après le moyen-âge : la période de l’an 1 à l’an 1000 est seulement beaucoup plus longue que les périodes suivantes. Ce graphique donne seulement à voir la part d’humains ayant vécu à chaque époque indiquée.

Cumul des êtres humains par période :

cumul_des_tres_humains

Voici, pour les plus méticuleux, le détail de nos calculs :

Définitions

  • Mortalité Juvénile MJ : taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans
  • Espérance de Vie EV : durée de vie moyenne d’une population fictive qui vivrait toute son existence dans les conditions de mortalité de l’année considérée
  • Espérance de Vie des Adultes EVA : durée de vie moyenne de la poriton de cette population qui a atteint 5 ans
  • Le jeu de données est organisé consiste en Point dans le Temps (PT)
  • Pour chaque PT, les indicateurs suivant sont disponibles : année, poulation en millions, EV, EVA, MJ et proportions continentales

Mode de calcul 1 – intégration numérique

  • Linéarité entre deux PTs :
    •  Nous avons considéré que les indicateurs évoluent linéairement entre deux PTs
    • Cette approximation semble raisonnable sur les intervalles suivant : -700K – 1700, 1700-1900, 1900-1950 et 1950 à nos jours
    • La résolution des PT du jeu de données est consistante avec cette assomption
    • Dans ce contexte, l’intégration numérique par le point moyen semble adaptée
  • Pour chaque période PT 1 => PT 2
  • NEH yx = Nombre d’être humains l’année x
  • Temps Ecoulé TE = y2 – y1
  • Nombre moyen d’Etres Humains pour la période NEHP = (NEH y2 + NEH y1) / 2
  • EVA pour la période EVAP = (EVA y1 + EVA y2) / 2
  • Proportion d’Etres Humains qui deviendront Adultes pour la Période PEHAP = 1  – ( (MJ y1 + MJ y2) / 2)
  • Quantité d’Etres Humains nés sur la Période QEHP = TE * NEHP / EVAP
  • Quantité d’Etres Humains qui deviendront Adultes nés sur la Période QEHAP = TE * NEHP * PEHAP / EVP

Mode de calcul 2 – intégration de la fonction de croissance

  • Une autre méthode de cacul consiste a utiliser le modèle de croissance de population
  • Dans ce modèle, à chaque instant, la croissance de la population est proportionnel au nombre d’individus de cette population
  • NEH y1 = Ce^(r * y1) et NEH y2 = Ce^(r * y2)
  • Par intégration, QEHP = TE * (NEH y2 – NEH y1) / (ln(NEH y2) – ln(NEH y1)) / EVP

Ces deux modes de calculs s’avèrent être très similaires :

cumul_des_tres_humains_-_comparaison_des_mthodes_de_calcul


Jean-Benoît Bouron et Lucas Mouilleron

Notes

Notes
1 Bon, alors autant vous dire qu’on ne va pas trancher ici le débat sur la date à laquelle les primates deviennent des humains. Sans aller jusqu’à Toumaï qui serait le premier hominidé (7 millions d’années BP), nous sommes remontés à -1,5 millions d’années.
2 http://www.evolhum.cnrs.fr/bocquet/jas2005.pdf

L’Afrique, le bœuf et le chameau

Deux infographies indispensables sur l’élevage en Afrique, réalisées grâce aux données fournies par la Food and Agriculture Organization, sur son site FAOstat. On l’ignore souvent, mais l’Afrique produit une grande majorité des chameaux dans le monde, étant entendu que le dromadaire n’est autre que le chameau dit « d’Arabie » (tout le monde le sait mais il doit bien y avoir une page Wikipédia qui le confirme, je laisse nos lecteurs s’en assurer)

Afrique-bovins Lire la suite

Dater un planisphère (en s’amusant)

Comment dater un planisphère

La mode des objets issus de l’univers de l’école de la IIIe République (1870-1940) a couvert de nombreux murs de planisphères muraux aux couleurs pastels. Étalant une « vaste tache rose » sur l’Afrique Occidentale Française, tirant des câbles télégraphiques en traits fins entre les continents, ils révèlent le génie d’auteurs qui travaillaient à la main et sans avoir jamais vu une photographie de la terre vue de l’espace. Hélas, ces chefs-d’œuvre de la géographie scolaire, signés Vidal de la Blache ou Jean Brunhes, sont rarement datés. La date se doit au moins d’être discrète pour pouvoir faire durer les ventes, un peu comme les dates de péremption sur les produits alimentaires, et bien souvent elle est absente. La datation précise est un problème que connaissent tous les amateurs de cartes anciennes. Or, le site d’humour geek et scientifique XKCD a publié récemment un incroyable guide de datation des planisphères (en anglais) aussi loufoque que précis.

Ni une, ni deux, la Géothèque profite de la licence Creative Commons du document original pour en proposer une version librement adaptée en français (certaines parties sont très différentes de l’original. Cette version en A3 est pensée pour rester imprimable et lisible en A4.

L’Afrique, le continent des problèmes, des possibles, des défis ?

Au programme de Terminale figure un chapitre intitulé « Le continent africain face au développement et à la mondialisation ». Dans ce cadre, les élèves doivent pouvoir réaliser un croquis sur le thème « Le continent africain » : contrastes de développement et inégale intégration dans la mondialisation ». Ce chapitre est intéressant et il oblige à une certaine gymnastique intellectuelle, qui doit montrer l’Afrique comme un continent des possibles, et tordre le cou aux idées reçues, sans tomber dans l’angélisme ou occulter les problèmes bien réels du continent. Les deux croquis suivants sont à la disposition des professeurs et de leurs élèves, avec une version vidéo-projetable et l’autre imprimable et photocopiable à souhait.croquis Couleurs Afrique

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Plan d’Istanbul après la conquête ottomane

Constantinople

Sans commentaire, un plan dont la légende est à faire compléter par les élèves. Il s’agit du plan de Constantinople après la conquête de la ville par le sultan ottoman Mehmet II en 1453.

Les éléments manquants de la légende sont : Remparts de Théodose, églises orthodoxes, Sainte Sophie, ports, quartiers commerçants peuplés par les latins (Vénitiens, Génois…), Grand bazar, palais de Topkapi, anciennes églises orthodoxes transformées en mosquées.

L’organisation des espaces méditerranéens en France

Cette illustration sur les espaces méditerranéens a été élaborée pour un cours sur les espaces ruraux destiné Organisation des espaces méditerranéensaux classes préparatoires BCPST (les « agro-véto », rares prépas scientifiques à avoir la chance de faire de la géographie). Le principe est de croiser les données physiques avec les formes d’occupation de l’espace traditionnelles et héritées. Le tout se veut un outil pensé pour installer, en les reliant entre eux de façon dynamique, la plupart des notions et du vocabulaire de base de l’étude des espaces méditerranéens français et européens. Lire la suite

L’épineux Sahara Occidental et les tiretés de la colère

Dans un article récent, la petite carte de localisation de la vallée d’Oukaïmeden dans le Haut-atlas marocain a fait l’objet d’une véritable autocensure de la part de la Géothèque. La frontière en tiretés qui séparait le Maroc du Sahara Occidental, par lui occupé, a été tout simplement effacée pendant le week-end. C’est l’auteur de ces lignes qui en est le responsable.

Maroc-sahara-occidentalLors de la fabrication de la carte, le tracé de cette ligne a été un geste naturel, puisqu’elle apparaît sur toutes les cartes du Maroc visibles en France, au point qu’aujourd’hui, on la voit sans la voir. Vive inquiétude de mon collègue et homonyme installé au Maroc : la question du Sahara Occidental est plus épineuse là-bas que je ne l’aurais imaginé. Inculquée très tôt par l’enseignement primaire, l’idée d’un Sahara Occidental légitimement et historiquement intégré au pays est une évidence pour les Marocains. Il semble même qu’une carte présentant la frontière du Sahara Occidental ne puisse pas passer la douane et entrer dans le royaume. Dans la mesure où cette question était sans rapport avec la publication concernée, j’ai préféré censurer le cartouche de localisation pour ne pas mettre le collègue en difficulté, et revenir ici sur ce problème.

Le Sahara occidental est conquis par l’Espagne sur le royaume du Maroc en 1884 Lire la suite

Le mot du président

Chers lecteurs, chers ami-e-s de la géographie, chers curieux et curieuses,

L’association La Géothèque fêtera ses 5 ans en septembre prochain. Je vais vous épargner les analogies habituelles en ces circonstances (les premiers pas de la Géothèque, ses premiers mots, sa première fessée déculottée quand des pirates ont mis le site à sac, etc.) mais je félicite chacun des fondateurs, chacun des membres, chacun de ceux qui nous rendent visite régulièrement ou qui parlent de nous autour d’eux, d’avoir permis à la Géothèque d’être toujours debout en 2016.
Si la face visible de l’iceberg est un site internet (pas toujours) régulièrement mis à jour, des petites mains s’agitent pour faire vivre le site dans l’ombre, Lire la suite

Le Haut Atlas marocain, du terrain au dessin

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Croquis de la vallée par un élève de CM2

Nous vous avions déjà présenté le travail de Stéphane Bouron, fortuitement homonyme de l’auteur de ces lignes, dans cet article sur le Haut atlas marocain. Cet instituteur en poste à l’école André Malraux de Rabat est retourné sur les lieux au printemps pour étudier plus longuement l’organisation spatiale de cette vallée montagnarde dont le talweg dépasse les 2000 m d’altitude.

C’est l’occasion pour lui de faire de la « vraie » géographie avec des élèves de CM2, comme le montre le bloc-diagramme réalisé par l’un d’eux, ci-dessus, qui pourrait utilement inspirer bien des étudiants… À sa demande, j’ai réalisé à partir des croquis réalisés par Stéphane et sa classe le bloc-diagramme ci-dessous, en couleurs et en noir et blanc.

Oukaimeden2 Oukaimeden-NBLaissons la parole à ces élèves qui sont aujourd’hui1cet aujourd’hui date de 2015 ! en classe de sixième, Lire la suite

Notes

Notes
1 cet aujourd’hui date de 2015 !