Géographe un jour, géographe toujours ! Entretien avec Florian Lainez.

Géographie & cartographie participative

On observe aujourd’hui une complexification de la pratique cartographique, d’un côté des géants tel que Google concurrence la souveraineté cartographique des États et façonne nos intimes quotidiens, de l’autre, une lecture plurielle des territoires semble nécessaire. La carte n’est plus l’apanage des militaires ou des puissants. Sous sa forme numérique, chacun ou presque lui sous-traite des calculs d’itinéraires, la consulte sur son smartphone ou son ordinateur. Notre rapport à l’espace peut alors s’enfermer dans une bulle algorithmique et des questionnements légitimes apparaissent : Comment sont utilisées nos données ? Quel rapport de dépendance avons-nous avec les grands acteurs du numérique ? Comme Wikipédia, la carte interactive OpenStreetMap répond à ces questionnements par l’open data, l’open source et le collaboratif. Dans cet entretien avec Florian Lainez, on comprend l’enjeu de la réappropriation des outils numériques du quotidien, loin des constats technophobes.

Pouvez-vous vous présenter succinctement ?

Je dirige l’entreprise Jungle Bus qui crée des données OpenStreetMap liée au transport. À côté de ça, je suis bénévole dans la communauté OpenStreetMap, ça veut dire que je m’occupe de cartographier le territoire en tant que bénévole mais aussi sur mon temps de travail. Je suis passé par une école de commerce, j’ai travaillé dans des grandes boîtes de transport tels que Citroën, Airbus ou la Sncf. Ensuite, je suis revenu à mon amour de la cartographie pour faire de l’open data, c’est vraiment ce qui m’intéresse et c’est pourquoi nous avons créé cette entreprise avec mon associée, Noémie Lehuby.

Quelles relations entretenez-vous avec la terre en général ?

Je suis assez proche de la nature, j’aime partir faire des randonnées, des expéditions en montagne de l’autre côté du monde. Après, malheureusement je vis en ville, donc je ne peux pas dire que j’ai assumé cette passion jusqu’au bout. J’ai l’impression d’avoir un rapport assez contemporain à la terre, à la fois cartésien, où j’essaie de tout cartographier, dans notre société moderne on essaie de tout contrôler, de tout mettre dans des bases de données. D’un autre côté, j’ai cette intuition comme pas mal de nos contemporains que l’on va trop loin dans ce mouvement et qu’il faudrait qu’on revienne à quelque chose de plus émotionnel à la terre. Personnellement aujourd’hui, je n’arrive pas à retrouver ce lien et je pense avoir perdu quelque chose… Donc là ça devient très personnel, je ne sais pas pourquoi ça va aussi loin… (rires)

Quel œil du géographe avez-vous ? Avez-vous une attention particulière aux détails de votre environnement ?

Bien sûr, c’est l’évidence même. Quand tu es habitué à cartographier tout ce qui se passe dans la rue, tu ne vois plus du tout ton propre quartier, ta ville et le monde de la même manière. Quand je me promène dans une ville ou même que je circule pour aller au plus vite d’un point A à un point B, je repère par inadvertance un arrêt de bus et je pourrais vous dire le lendemain quels bus s’y arrêtent car j’ai eu le coup d’œil. Je ne vais pas dire que j’ai la cartographie complète de la ville dans ma tête mais plein de petits détails m’apparaissent. J’ai donc un rapport assez intime avec l’environnement, avec l’architecture et les infrastructures qui me rappellent un peu celui que j’avais avant avec le cinéma quand je n’y connaissais encore pas grand-chose. J’ai commencé à faire des films pour le plaisir où j’étais monteur puis cameraman, j’ai ensuite fait des scénarios. Quand tu commences dans ce processus, après, tu ne peux plus voir un film de la même manière. Dans la ville, c’est pareil, je me dis, tiens, ils ont mis cette borne d’incendie ici, juste à côté de la porte…C’est marrant je n’aurais pas fait comme ça pour l’accessibilité et tout un tas de raisons. C’est plein de sujets où je n’ai pas été formé, mais dans les faits, j’ai des connaissances dessus, c’est marrant d’arriver à ce genre de connaissance dans la vie…Par hasard !

Vous sous-titrez votre blog ainsi : L’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire, pouvez-vous commenter cette citation ?

C’est une citation de Benjamin Bayard, un illustre ingénieur français qui à dit cela un jour en conférence et ça m’a beaucoup parlé. Il expliquait en résumé que l’on a mis plusieurs centaines d’années à s’approprier l’imprimerie, il y a eu des révolutions industrielles, scientifiques, culturelles, politiques qui ont été imbriquées avec l’invention de l’imprimerie. C’est pareil pour internet, il n’apporte pas de révolution mais l’accompagne. Les plus grands acteurs économiques viennent aujourd’hui du monde de la technologie alors qu’il y a à peine vingt ans, ils étaient dans le pétrole ou dans la télécommunication, donc on observe que ça va très vite. En revanche, pour les humains c’est beaucoup plus lent, il nous faudra cinquante ans, cent ans pour que les gens comprennent comment fonctionne internet. C’est-à-dire qu’ils sachent s’exprimer en public, sans trôler, sans s’insulter, sans créer de polémiques inutiles et je pense que dans plusieurs dizaines d’années, quand on se sera vraiment approprié cet outil, ça apportera de profondes modifications, bien plus profondes que celles que l’on voit aujourd’hui. Je pense qu’aujourd’hui, on reste en surface. Lorsque que l’on comprendra comment prendre en compte l’avis de chacun, car chacun saura donner son avis éclairé au lieu de mettre juste un like, ça bouleversera la démocratie en profondeur mais aussi nos rapports humains les uns avec les autres. Donc ça, c’était un peu la promesse d’Internet au tout début. Aujourd’hui, les pionniers d’internet en reviennent un peu, ils nous disent qu’internet est une cage, qu’on est tous sur Facebook et qu’on perd notre temps. Moi, je suis encore dans cette promesse et je pense qu’elle sera tenue mais il faudra encore attendre quelques dizaines d’années pour y parvenir. Cette citation que j’avais écrite sur mon blog il y a dix ans est toujours d’actualité mais pas sur les mêmes échelles de temps que les gens pensaient. Cette réappropriation, c’est donc un processus qui nous amène vers plus de maturité à très long terme. OpenStreetMap s’inscrit totalement dans ce processus.

Lien du blog ici: http://www.lainez.fr/

Quels sont vos engagements aux côtés de la géographie ?

Ils sont nombreux… ! Déjà je suis contributeur bénévole sur OpenStreetMap, ensuite je suis membre de l’association OpenStreetMap France qui porte les projets OpenStreetMap en France et qui œuvre pour plus d’open data. Aussi, j’ai créé l’association Jungle Bus, car les membres d’OpenStreetMap étaient intéressés pour créer un réseau de transport, on en a fait une entreprise par la suite. Je pense que sur mon engagement, j’ai aussi créé des outils avec certains développeurs dont Adrien Pavie. On a créé le Projetdumois.fr qui est un outil pour faire en sorte que les contributeurs d’OpenStreetMap se coordonnent sur un sujet particulier pendant un mois et plus. Aussi, durant le premier confinement, avec une petite équipe de bénévoles, on a créé Çaresteouvert.fr et l’application mobile qui va avec pour permette aux citoyens confinés d’indiquer les lieux qui restent ouverts durant la crise sanitaire. Je ne cite pas tous les projets que l’on a développés mais on en a pas mal qui permettent d’œuvrer pour une meilleure et plus grande production de données.

Il y a une donc réactivité très forte avec cet outil ?

Oui, on est assez réactif notamment avec le projet « Ça reste ouvert ». Pendant plusieurs mois, les grands acteurs tels que Google Maps continuaient d’afficher sur leurs applications « Voici le musée à côté de chez vous » alors que tout était fermé. Ils ont eu très peu de réactivité, ils ont été dépassés. Notre outil a été en ligne en deux jours et ça a bien marché. Les communautés ouvertes permettent ce genre de réactivité et révèlent aussi la force du projet décentralisé. Donc oui, en France on est assez actif et on réagit à l’actualité.

Les lieux ouverts pendant la crise sanitaire grâce à l’application « Ça reste ouvert ».

Des savoirs géographiques autrefois fondamentaux sont aujourd’hui largement méconnus. Il semble que nous soyons de moins en moins capables de nous repérer dans l’espace, ne serait-ce que d’indiquer le nord par exemple. Pourtant les cartes sont désormais partout, dans nos voitures, sur nos téléphones mobiles, sur des montres. Qu’en pensez-vous ? Pensez-vous qu’il y a une certaine nécessité à se réapproprier l’espace ?

C’est une question complexe, j’ai forcement une réponse biaisée car c’est un sujet qui m’intéresse énormément, de comprendre pourquoi un calculateur d’itinéraire me fait passer par tel ou tel trajet. Ceci dit, je comprends aussi que 99 % de la population n’en ait pas grand-chose à faire de l’algorithme. C’est la suite logique d’une tradition de plusieurs centaines d’années où notre civilisation a essayé de raccourcir les distances et le temps, c’est ce que la société industrielle a bâti. Dans cette logique-là, sous-traiter à son smartphone des opérations sans aucun intérêt comme trouver son trajet, c’est quelque chose qui parait très logique pour la majorité de nos contemporains. Quand je me penche un peu sur le sujet, c’est un peu en castor junior ! On pourrait regarder une carte mais si je suis dans la logique scout, on pourrait plutôt passer par la forêt, regarder la mousse sur les arbres pour suivre le nord. Donc à titre personnel, c’est quelque chose qui m’intéresse, mais à titre de civilisation, est-ce-que c’est un bien est-ce que c’est un mal… Je n’ai pas envie de dire que ce n’est pas une évolution, il se peut que ce le soit. Est-ce qu’on est trop dépendant de la technologie pour toutes ces tâches de types calculs d’itinéraires, réveil, choix de musique ? Je pense qu’au final la réponse est oui. Il y une croyance qui persiste, celle qui consisterait à dire que la sous-traitance de ces tâches à la technologie serait une action neutre, mais en fait pas du tout en termes de fonctionnement du cerveau, du développement personnel, ça a un vrai impact.

Avez-vous une utopie cartographique ?

Et bien oui ! On en parlait un peu déjà mais c’est l’utopie que le grand public se réapproprie la donnée cartographique, c’est une des réponses, mais ce n’est pas la seule. Il faut qu’on se réapproprie aussi le logiciel, l’open data et le collaboratif. En effet, c’est une utopie mais très concrète. Je pense qu’on a besoin de cela aujourd’hui. Il y a aussi beaucoup « d’open washing », c’est-à-dire que l’on dit faire des logiciels ouverts mais on ne le fait pas vraiment…Je pense à Waze, qui est collaboratif, c’est vrai, mais ce n’est pas du logiciel libre, ni de l’open data. C’est un premier niveau, mais finalement, la valeur ajoutée est quand même accaparée par Google qui est derrière. Il y a plein de projets comme ça qui s’emparent du collaboratif, de l’open source. Je ne dis pas que c’est mal, seulement OpenStreetMap, c’est très élevé sur le niveau d’exigence, de la même manière que Wikipédia, il n’y a pas de publicités, c’est open source, open data, collaboratif et mondial ! Il y a peu de projets qui arrivent à ce niveau de maturité.

Cette utopie poussée à l’extrême ? Un abandon de Google Maps ?

Il y a ce qui serait souhaitable et ce qui est vraiment réalisable, je ne pense pas qu’il soit réalisable de se débarrasser des cartographies propriétaires. Est-ce-que c’est souhaitable ? Je ne sais pas. Est-ce que ce ne serait pas le fait qu’ OpenStreetMap devienne la référence ? Ça c’est un objectif qui est tout à fait atteignable à long terme et on y travaille ! Ce qui n’empêcherait pas d’avoir des bases de données qui seraient spécialisées. Je pense à certains acteurs qui font un excellent travail, qui n’est pas vraiment réalisable par OpenStreetMap. Je pense à l’Institut Géographique Nationale (IGN) qui fait des cartes en montagne, avec des lignes de courbe, avec certaines problématiques qui sont très complexes. Mais d’une manière générale, il y a quand même une très grande difficulté des acteurs à garder à jour et de qualité des données géographiques. C’est très compliqué en fait, même si ça parait simple car tout le monde a dans son smartphone les commerces, les rues etc. On pourrait se dire que le collaboratif et l’open data parviennent à résoudre ces problèmes complexes. On a déjà réussi à faire ça avec Wikipédia. Un objectif intéressant d’OpenStreetMap, c’est de devenir la référence presque tout le temps et presque partout, aujourd’hui ce n’est pas le cas, c’est Google Maps.

Est-ce qu’on ne s’est pas trop bien habitué à la patte graphique de Google Maps ? Existe-t-il un choix graphique particulier sur OpenStreetMap qui permettrait son identification ?

Il faut comprendre qu’OpenStreetMap, ce n’est pas une carte mais bien une base de données cartographiques et donc il y a une différence entre l’interface en elle-même et les données qu’il y a derrière. Le projet OpenStreetMap c’est les données. Il y a une interface par défaut sur le site Openstreetmap.org c’est vrai, mais il y en a d’autres ! À droite tu peux cliquer sur changer l’apparence, il y a donc des cartes qui sont plus efficaces pour les cyclistes, pour les transports en commun ou pour les projets humanitaires, c’est un peu sans fin ! Il y a même des projets artistiques, il a vraiment des centaines de rendus cartographiques qui sont basés sur les données OpenStreetMap. Donc l’interface OpenStreetMap n’est pas familière, c’est-à-dire qu’il y a plein de marques, plein d’applications qui créent des interfaces qui ressemblent à ce qu’elles veulent faire. Par exemple, dans les nouveaux TGV, il y a des écrans avec un fond de carte OpenStreetMap, en revanche, la mise en page, c’est la patte Sncf. C’est un avantage de donner aux acteurs la possibilité d’avoir leur propre identité, mais en effet il n’y a pas d’identité générique qui va être imposée à tous… et tant mieux ! Ça peut aussi effectivement être un inconvénient, il n’y a pas de reconnaissance de marque comme Google, où les gens ouvrent l’application et se disent « Tiens, j’ai déjà vu cette carte, elle est familière avec ce que je vis », ça, c’est une force, les utilisateurs sont rassurés par cette interface-là. Le projet OpenStreetMap par définition ne le permet pas. Il y a donc des forces et des faiblesses.

Géovisualisation du nord de l’agglomération lyonnaise sous OpenStreetMap

Il y a une espèce de quête prométhéenne chez le cartographe et d’autant plus sur ce qui relève de la géo-visualisation. Alors, faut-il tout cartographier ?

C’est impossible, Isaac Asimov expliquait que pour refléter la terre telle qu’elle est avec un simulateur, il faudrait modéliser chacun de ses atomes, donc on aurait besoin d’un ordinateur qui comporte plus d’atomes que l’ensemble de l’univers…C’est théoriquement impossible. De manière plus pragmatique, quel est le niveau de détail que l’on veut cartographier ? C’est intéressant et en même temps il y a des limites à la base de données en elle-même et aux outils qui créent les données. On ne peut pas cartographier toutes les bouches d’égout mais en théorie c’est possible, on pourrait le faire. De manière pratique, cela pose vraiment pas mal de problèmes de cartographier des choses qui sont plus précises que l’ordre d’idée du mètre. En fait, on ne vise pas à créer des bases de données extrêmement précises, car à l’échelle humaine, on a déjà beaucoup de mal à garder à jour les données. Quand je dis ça, ce n’est pas seulement pour la communauté OpenStreetMap. Tous les projets propriétaires ont beaucoup de mal, quand on fait des comparaisons, à garder à jour, la liste des restaurants, l’emplacement des arrêts de bus, les horaires d’ouverture des musées, bref, des informations qui paraissent aujourd’hui assez standards. Finalement, quand tu commences à faire de la cartographie, tu te rends compte que c’est très compliqué de garder tout ça à jour à l’échelle mondiale. Donc si on arrive déjà à cartographier les grands éléments, si on arrive à faire toutes les routes du monde par exemple, c’est déjà énorme ! Sur certains projets, pour rigoler un peu, on peut jouer sur les détails. Dans la ville de Montrouge, par exemple, on a cartographié tous les trottoirs, c’est intéressant, ça peut même être utile, l’application mobile CityScoot l’utilise. Après est-ce qu’on va réussir sur le long terme à garder ces données à jour…C’est vraiment des questions avec lesquelles on rentre dans le vif du sujet OpenStreetMap aujourd’hui. On a eu une grande période où on a créé des données, maintenant on a besoin de jardiniers, ceux qui tous les jours vont regarder ce qui a été mis à jour. C’est un challenge d’autant plus compliqué, car quand une carte est vide, on a tous envie de la remplir, mais mettre à jour c’est un nouveau challenge. Pour répondre, si on arrive à cartographier les grandes lignes, les choses essentielles et à les garder à jour, à créer des processus dans lesquels les humains mettent à jour les données et qu’elles leurs soient utiles, ce sera déjà beaucoup. Donc la question est encore ouverte, comment on fait tous ensemble pour garder à jour tout ça.

La communauté de contributeurs est la possibilité même d’OSM, comment la pérenniser ?

Je pense que je n’aurai pas toutes les réponses, je vois plusieurs pistes qu’il faudrait creuser. La première, c’est qu’il faut que le projet arrive à s’adapter aux nouvelles réalités technologiques. Il y a des technologies émergentes aujourd’hui comme le Lidar (Light detection and ranging) qui cartographie en 3D. Par exemple aujourd’hui, ce n’est pas du tout adapté à OpenStreetMap, est-ce que OpenStreetMap va évoluer pour faire des choses en 3D ? Peut-être ou peut-être pas. Le projet est plus lié à la technologie de Wikipédia, avec une fiche encyclopédique très universelle, qui ressemble à une page de livre, en somme c’est difficilement démodable. Sur OpenStreetMap, c’est un peu différent. Donc il y a cette évolution technologique qui pose des questions. Ensuite, il y a une autre question : Qu’est-ce qu’on va continuer à faire nous-même et qu’est-ce que la technologie va faire à notre place ? Si demain, toutes les voitures ont des capteurs pour cartographier les panneaux stops et sont capables de cartographier les feux de circulation, les passages piétons, est ce que l’humain va continuer à faire ça manuellement ? Je ne pense pas, ça va être automatisé. En revanche, je pense que l’humain aura toujours des choses à faire manuellement, comme cartographier l’intérieur des bâtiments par exemple. Quand on cartographie, il y a toujours des biais humains, exclure l’homme de cette production, ce n’est alors pas possible et pas souhaitable, cela mènerait à une mauvaise qualité. Pour revenir sur la question de comment pérenniser la communauté, il y a quand même quelque chose qu’on très arrive bien à faire, c’est d’augmenter le nombre de contributeurs. En terme de chiffre, on était il y a deux, trois ans à 1 million de contributeurs dans le monde, on est aujourd’hui à 6 millions, donc c’est un projet qui explose. Au-delà de ces grands chiffres qui ne parlent pas beaucoup, je pense que c’est mieux de regarder les petits chiffres du type il y a deux ans, on avait 250 contributeurs quotidiens en France, ceux qui font vraiment le boulot. Cette année on a passé le cap des 400. Donc là, on est sur une explosion, il y a plusieurs raisons à ça. Je peux en citer une. La base de données répond à des problèmes concrets, si OpenStreetMap peut répondre à des vrais enjeux comme ça, l’outil sera pérennisé. Je pense que d’autres personnes ne seront pas d’accord avec moi, mais quand on voit qu’OpenStreetMap est utilisé par Médecin Sans Frontières, La Croix Rouge et tous ces projets liés aux problématiques comme Ébola et aujourd’hui le Covid et que ça fonctionne bien, c’est très encourageant. On se rend compte que des problèmes externes à la carte et à la géographie peuvent être résolus grâce à la carte. Alors, il y aura des ressources humaines et financières qui vont être investies dans le projet au fur et à mesure. Je pense que ça a beaucoup plus d’intérêt pour démultiplier la communauté que simplement se focaliser sur la création de données.

Le LIDAR (Light detection and ragging), une piste à explorer pour la cartographie participative? Vue de Folsom Street (San Francisco) par un lidar Ouster OS1. Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Lidar#/media/Fichier:Ouster_OS1-64_lidar_point_cloud_of_intersection_of_Folsom_and_Dore_St,_San_Francisco.png

Oui, on a vu qu’OpenStreetMap était aussi un outil efficace lors de catastrophes naturelles.

Les catastrophes naturelles, oui c’est vrai mais aussi pour le développement des pays moins riches que les nôtres. Dans nos pays à nous, il y a aussi des problématiques très industrielles auxquelles on peut répondre et auxquelles on répond bien. J’ai un projet bien particulier en tête sur lequel la communauté OpenStreetMap travaille en ce moment, enedis.openstreetmap.fr. Cet outil permet de répertorier les lignes, les poteaux électriques de France. Dans OpenStreetMap, il y a vraiment énormément de données à ce sujet, la communauté peut vraiment aider à cartographier ces installations. Cela peut paraître anecdotique mais ce sont des bases de données très complexes à garder à jour. À l’échelle de la France, il y a des dizaines, des centaines de milliers de poteaux électriques, si on les crowdsource ça peut même mieux marcher que si il n’y avait qu’un seul acteur aux commandes. Enedis mais aussi la Sncf, la Ratp sont ouverts à ces nouvelles idées. Donc voilà, il y a des collaborations à faire aujourd’hui avec des acteurs du transport, de l’énergie, plein de sujets en fait sur lesquels si on répond à leurs problématiques, OpenStreetMap va devenir incontournable pour ces acteurs en particulier. Si on fait ça domaine par domaine, on devient incontournable d’une manière générale.

J’en viens alors à vous interroger sur le rapport entre les entreprises privées et Open Streets Map, quelles conditions d’ententes ?

Aujourd’hui, il y a les acteurs privés qui ont l’habitude de travailler avec des contrats, avec des sous-traitants. Nous, on leur explique qu’ils vont travailler avec des conventions dans lesquelles on ne s’engage pas à du résultat. Il faut vraiment passer du temps à expliquer aux acteurs privés ce mode de fonctionnement. Ou alors, il faut créer des entreprises comme Jungle Bus qui répondent en tant que sous-traitant. L’externalité positive de la prestation est alors aussi que l’on crée les données dans OpenStreetMap. Après, on peut aussi travailler avec des acteurs qui ont des missions de service public comme l’Institut Géographique National. Là, on fait une convention avec l’association OpenStreetMap France pour qu’ils nous partagent des données, qu’ils mettent à disposition leur imagerie satellite. Donc là, ce sont des conventions entre associations et acteurs à mission de service public. Puis après, il faut se demander comment on peut travailler avec les acteurs publics directement, les collectivités, l’administration centrale et locale. La question n’est pas réglée, vraiment, on a du mal à travailler avec ces acteurs et ces acteurs ont du mal à travailler avec une communauté ouverte. Il y a donc des réflexions en cours, est-ce qu’on ne pourrait pas créer des partenariats public/privé/commun sur la base des partenariats public/privé ? C’est une évolution du droit qui a eu lieu il y a une quinzaine d’années et qui fonctionne très bien. Donc, est-ce qu’on peut imaginer de faire évoluer la loi ou de créer des contrats standards, des licences qui permettraient que la puissance publique puisse mieux travailler avec nous? Je pense que ça vaut le coup de s’y plonger, il y a des avocats qui s’intéressent déjà au sujet. Mais en fait, on n’est pas obligé d’attendre ces évolutions-là. Aujourd’hui déjà, des collectivités locales travaillent avec les conditions d’OpenStreetMap. Les conditions sont simples, c’est d’abord la licence ODBL (open data base licence) qui propose d’utiliser nos données, même à buts commerciaux. En revanche, les sources doivent êtres citées et les modifications apportées doivent être reversées dans OpenStreetMap, c’est la moindre des choses. Alors, ce contrat existe en fait déjà, c’est la licence, il n’y a pas besoin d’évoluer plus au niveau juridique pour l’utiliser. Mais même si certains acteurs publics l’utilisent, on peut encore aller beaucoup plus loin. Je pense que les projets comme OpenStreetMap ou Wikipédia ont des vocations qui dépassent un commun numérique classique. Je pense que les communs numériques peuvent être des substituts au service public, je pense qu’on a une vocation d’intérêt général bien supérieure à ce que l’on laisse penser aujourd’hui. On peut imaginer que ces projets soit plus que protégés, que la puissance publique investisse dans ces projets. Aujourd’hui c’est très peu le cas car peu d’acteurs comprennent les enjeux. Il y a des enjeux de souveraineté, par exemple, comment on fait pour s’émanciper de Google quand on est l’État français ? C’est très difficile, mais il y a peu de personnes qui comprennent cela. Il y a pourtant une réponse juridique, une réponse politique, économique évidement, légale, technique et il y a une réponse humaine, de formation. Il faut aussi que l’on ait des professeurs dans les universités qui apprennent les technologies d’OpenStreetMap, il faut que les écoles d’ingénieur, d’informatique utilisent les technologies et les logiciels d’OpenStreetMap. Tout cela évolue mais c’est assez long.

Bénévolat et collaboration : les conditions de la transparence cartographique ?

Non pas vraiment, moi je travaille pour mon entreprise et bénévolement sur le projet OpenStreetMap, ce n’est pas antinomique, c’est même très complémentaire, il n’y a pas trop de soucis là-dessus. Après, il y a des vraies questions de conflits d’intérêts à se poser. Dans la communauté OpenStreetMap, beaucoup ont des doubles ou triples casquettes. Lorsque que l’on se rend à certains rendez-vous, on ne sait pas vraiment si on est là pour l’association OpenStreetMap, en tant contributeur bénévole ou pour notre entreprise. Parfois, c’est un peu difficile à gérer personnellement mais tant que ça reste clair, tout va bien. En ce qui concerne la transparence, il faut absolument dire avec quelle casquette on s’engage sur les projets, mais ces projets peuvent aussi évoluer. Sur « Ça reste ouvert », on a commencé en tant que bénévoles pendant trois mois avec une dizaine de personnes, le projet a été traduit en douze langues. Il y a des personnes en Malaisie qui l’ont aussi traduit en malaisien, tant mieux ! Donc tout le monde était bénévole sur ce projet mais à un moment, des besoins se sont fait ressentir et la ville de Lyon nous a commandé une prestation pour mettre à jour, pour améliorer le projet. On a alors répondu avec l’entreprise Jungle Bus mais on a été transparent, on l’a dit. C’est vraiment important de justifier pourquoi on fait ça, de dire dans quelles directions on s’engage, d’en parler à ceux qui ont été bénévoles et de dire, voilà maintenant il y a de l’argent en jeu. Ce n’est donc pas neutre, il y a des personnes qui peuvent se retirer et je le comprends, ce sont des questions complexes. Il y a des personnes chez Enedis, chez Sncf ou dans des mairies qui travaillent dans OpenStreetMap et c’est très bien comme ça.

Le cas de la toponymie guyanaise a soulevé plusieurs interrogations de souveraineté, en effet, sur Google Maps, les noms locaux n’étaient pas affichés mais bien les toponymies militaires. Pouvez-vous expliciter ces tensions ?

C’est en fait l’IGN, qui vient du monde militaire, qui avait cartographié l’espace guyanais comme cela. Étant donné que Google utilise sous licence les données de l’Institut Géographique National, ces toponymies étaient donc affichées de facto sur Google Maps. Des contributeurs OpenStreetMap ont ensuite fait un travail de terrain pour connaître les noms locaux. Le cas de la Guyane est très intéressant, est-ce que l’IGN qui licencie des données pour Google va continuer à le faire ? C’est une question. En revanche, l’IGN a pris une décision très ambitieuse au premier janvier 2021, celle de publier toutes leurs données en open data et je les félicite vraiment. Est-ce qu’ils vont alors collaborer plus étroitement avec OpenStreetMap ? Ce serait ma volonté, cela permettrait de faire en sorte que l’administration publique, par le biais de l’IGN, s’investisse dans OpenStreetMap. Si on fait basculer l’IGN du côté du commun numérique et qu’ils sont moins liés à Google, c’est vraiment une bonne évolution. Si on va au bout de ce processus, je ne sais pas où ça nous mènera, mais c’est possible que Google se trouve en manque de données car aujourd’hui, ils achètent des données aux acteurs qui les produisent sous licence. Si l’IGN bascule toutes ses données en Odbl, est ce que Google va respecter l’Odbl ? Car en effet, c’est une ligne rouge à ne pas franchir pour cet acteur pour des raisons de concurrence. Cependant aujourd’hui, c’est le monde contre Google au niveau de la cartographie. Par exemple, dans les sponsors du State Of The Map, la conférence annuelle d’OpenStreetMap on a Microsoft, Apple, Navteq et Facebook dans nos sponsors gold. Alors, c’est vraiment une alliance sacrée, je ne sais pas encore où cela va nous mener, mais on peut imaginer que la position dominante de Google soit menacée à moyen terme, ce n’est vraiment pas de la science-fiction.

Lien vers la conférence annuelle d’OpenStreetMap en juillet 2021: https://stateofthemap.org/

Quel est intérêt de Facebook par exemple de s’allier contre Google ?

Alors Facebook a une approche assez intelligente de la cartographie, assez pragmatique dans un premier temps : On affiche les cartes qui fonctionnent le mieux. Si tu vas en Thaïlande sur l’application mobile Facebook, c’est Google Maps, si tu vas en Thaïlande sur le site mobile c’est Microsoft Bing mais si tu zoom assez, c’est OpenStreetMap. Ils ont donc une approche extrêmement complexe de ce qu’ils affichent sur la carte, basée, je pense, sur quelque chose de très pragmatique, afficher la meilleure donnée. Au bout d’un moment, ils se sont dit qu’ils n’avaient pas assez de données sur les commerces, ce qui les intéresse beaucoup. Ils ont alors créé cela dans OpenStreetMap avec un projet qui s’appelle Mapwith.ai, le projet d’intelligence artificielle de Facebook appliqué à OpenStreetMap. Ils ont créé de très nombreuses données, d’abord en Thaïlande, puis partout dans le monde. C’est un projet industriel avec un satellite maintenant, quand on a des moyens illimités on peut faire des choses sympas ! Donc la stratégie c’est, essayons de nous débarrasser de Google sur la cartographie à long terme. C’est la même stratégie d’Apple et de tous les acteurs de la cartographie en général. Dans les Tesla aujourd’hui c’est Google Maps mais ils n’en sont pas satisfaits. OpenStreetMap est un projet vraiment intéressant pour faire face à cet acteur qui a dix ans d’avance dans la cartographie, il faut l’avouer.

Mapwith.ai, le projet d’intelligence artificielle de Facebook appliqué à OpenStreetMap: https://mapwith.ai/#14/0.9051/108.9883

Enfin, avez-vous des conseils pour commencer comme contributeur sur OpenStreetMap ?

Oui j’ai des conseils ! Déjà, installer l’application Maps.me qui permet d’utiliser la carte avant tout. C’est une application mobile qui permet de télécharger toutes les données d’un pays, on peut faire des calculs d’itinéraire sans avoir de connexion internet, donc c’est une vraie valeur ajoutée pour le voyageur. Maps.me, c’est aussi un éditeur OpenStreetMap, donc en créant un compte sur Openstreetmap.org, on peut modifier des informations très simples pour commencer, du type, s’il manque une boulangerie on peut rajouter une boulangerie. Donc ça c’est quelque chose où on n’a pas besoin de s’investir plus que ça, mais c’est déjà un très grand pas. Après, il y a des applications très simples d’utilisation comme Street Complete qui permet d’avoir des quêtes, là je suis dans une rue et j’ai cinq minutes, ça permet de trouver des choses très simples à modifier et très rapides à faire. Ce sont les deux premières applications mobiles que je conseille pour débuter, c’est une première marche intéressante.

Entretien réalisé par Charlotte Carpentier.

NDLR: Quelques liens utiles cités dans l’entretien:

-Tout d’abord, de quoi créer son compte OpenStreetMap pour participer à plein de projets collaboratifs : https://www.openstreetmap.org/login?referer=%2F#map=5/46.449/2.210

-Deux applications très simples pour s’initier à la cartographie participative: Maps.me, pour utiliser la carte : https://maps.me/

Street Complete, qui fonctionne sous un mode de quête à compléter comme dans les jeux vidéos : https://framalibre.org/content/street-complete