Relations aux rivières urbaines: approche géographie et esthétique (café géo du 18/11)

Ce café géographique se tient au Périscope, devant un public de plus d’une trentaine de personnes.

Léa Glacet, présidente de la Géothèque, présente cette association qui organise les cafés géographiques lyonnais depuis deux ans (pour adhérer, c’est ici).

Marylise Cottet, chercheuse CNRS au laboratoire Environnement Ville Société, à  Lyon, présente ses travaux.

Les cours d’eau en ville sont, on le sait, malmenés : pollution visible ou invisible, artificialisation des berges… Pourtant depuis les années, 2000 on assiste à une reconquête des berges, par exemple à Lyon (Rhône depuis 2007, Saône) ou à Montpellier (le Lez, 2019).

Le Lez, à Montpellier, rivière malmenée connait aujourd’hui des projets de reconquête des berges (photographie de P. Suchet)

Ces opérations de restauration, qui visent par exemple à recréer une ripisylve, ont des bénéfices pour la biodiversité mais pas seulement. Elles favorisent les liens à la nature, y compris en ville, et récréent des liens sensibles, émotionnels et cognitifs avec les cours d’eau.. Ces liens peuvent induire de multiples bénéfices, tant pour la santé physique que mentale.

Ces bénéfices, y compris sur la santé, ont été prouvés de longue date. On connaît l’expérience d’Ulrich1 qui prouve que des patients ayant une vue sur les arbres guérissent mieux et plus vite que des patients ayant la vue sur un mur en briques. D’autres travaux ont réactualisé nos connaissances depuis, par exemple très récemment, avec une étude qui montre les bénéfices de la fréquentation des cours d’eau sur la santé mentale des urbains.2

D’autres bénéfices sont en train d’être étudiés, par exemple les effets positifs des cours d’eau sur les îlots de chaleur urbains. On a des travaux très récents sur la ville de Vienne. A un même instant, on peut mesurer un différentiel de 10 degrés en ville, au sein d’un même parc urbain, entre les surfaces en eau entourées de végétal et les surfaces artificialisées.

Je m’intéresse donc, dans le cadre de mes travaux, à la fois aux approches relationnelles : liens sensibles (expérience visuelle, auditive, etc.), émotionnels, positifs ou négatifs (tels la joie, la crainte, etc.) et cognitifs (images, représentations, valeurs, etc.) que la société forge avec la nature et qui orientent les comportements des humains à l’égard des cours d’eau.

Ainsi, des rivières en bon état peuvent encourager ces expériences, créer des émotions positives, et en retour inciter les citadins à les protéger : un cercle vertueux se met en place. Inversement, un cercle vicieux est possible : un cours d’eau dégradé n’incite pas forcément à en faire l’expérience ou peut donner lieu à des expériences négatives qui nuisent à créer un engagement des habitants en matière de protection.

L’envie de restaurer écologiquement des cours d’eau en ville est très récente. Elle fait suite, dans les territoires sur lesquels je travaille, à la crise du covid. À Lyon et à Villeurbanne, la restauration de la Rize3 est en concertation actuellement, avec un projet de réhabilitation et de découverture de la rivière. Plusieurs autres projets existent dans d’autres villes (Châtillon-sur-Chalaronne, Grenoble et Givors) et un projet de recherche est actuellement en construction à l’initiative de l’ARRA24, une association de gestionnaires de cours d’eau..)

Mais ces opérations de restauration écologique des cours d’eau en ville posent plusieurs questions qui ne sont pas encore résolues :

  • Comment concilier les temporalités techniques du projet avec les temporalités de la concertation : sachant que la restauration implique des projets très longs avec des temporalités sur 30 ou 40 ans, ce qui n’est pas le temps habituel de la concertation avec les habitants.
  • Comment relier l’expertise des gestionnaires avec celles des acteurs politiques de la ville, qui sont habituellement deux champs qui se croisent peu.
  • Plus généralement : est-ce que restaurer en ville a un sens écologique, dans la mesure où la restauration sera nécessairement non naturelle ? Un cours d’eau normalement voyage, bouge, son chenal se déplace… Or en ville, cela pose des problèmes de risques. On fait donc une restauration sans mobilité du chenal.
  • Autre question liée au changement climatique : on va restaurer les cours d’eau Mais que va-t-il se passer si ces cours d’eau deviennent intermittents, pour quels usages alors, quelle biodiversité ? Va-t-il y a voir des mauvaises odeurs, des eaux stagnantes, des nuisibles ?

Marylise Cottet présente ensuite deux exemples de projets.

Un premier exemple à Nanterre, porté par Marie-Anne Germaine5 questionne la nature des nouveaux espaces riverains de berges produits par les projets de restauration écologique de cours d’eau urbain. Elle a référencé de nombreux projets et formalisé les retours d’expériences des gestionnaires sous la forme de fiches projets, qui incluent des cartographies de ces espaces et des photographies pour documenter les paysages produits. Deuxième exemple, un projet auquel Marylise Cottet6 a participé, et qui s’intéresse à une technique de restauration qui s’appelle le génie végétal, comme alternative au génie civil. Pour limiter l’érosion des berges, jusqu’à présent, on utilise des ouvrages de génie civil. Désormais on commence à utiliser le génie végétal. Comment ces nouveaux types d’aménagement sont-ils perçus ? Une enquête a été réalisée avec les riverains à partir d’un photo-questionnaire : on montre des photographies, et les personnes qui répondent doivent leur donner une note selon plusieurs critères, ici l’esthétique, les opportunités récréatives, et la sécurité. On a interrogé deux groupes, des non-experts (habitants) et des experts (gestionnaires, écologues…). Les photographies mélangeaient des ouvrages de génie civil, de génie végétal et de génie mixte. Le résultat est le suivant : premier constat, les habitants donnent les meilleures notes aux ouvrages de génie végétal et le moins bien noté est un ouvrage de génie civil. Mais, deuxième constat, s’il y a trop de végétal, la note baisse. Il y a alors une impression d’envahissement quand la végétation est très développée. Cela donne un graphique en cloche : plus la végétation augmente, plus la qualité récréative augmente, jusqu’à un certain point, à partir duquel elle diminue. Or, ce point de bascule n’existe pas du point de vue strictement écologique : il n’y a jamais « trop de végétation » pour la biodiversité. Donc restaurer l’environnement peut, au-delà d’un certain point, gêner les usages récréatifs. Cela signifie que quand on travaille sur la nature en ville, il faut travailler à des compromis et impliquer les habitants dans la construction des projets.

Troisième constat, on observe une différence entre les non-experts et les experts. Ainsi, dans leurs réponses, les personnes qui n’avaient pas de connaissance de l’environnement accordaient plus d’importance à l’accessibilité physique et visuelles à la rivière. Tandis que les personnes qui avaient une expertise particulière sur l’environnement  ont insisté davantage sur les enjeux de fonctionnalité écologique, de bon état géomorphologique…

Donc il y différentes manières d’aborder le paysage, et des tensions peuvent découler de ces visions, de ces expertises différentes.

Marylise Cottet conclut en présentant un nouveau paradigme en science de la gestion des écosystèmes : les solutions fondées sur la nature.

La parole est donnée à Pierre Suchet, photographe, pour une deuxième intervention : Géo-photographier la rivière urbaine

« Cela fait dix ans que je travaille sur les rivières, sur une diagonale qui va de Lisbonne au Portugal à Tallinn en Estonie, avec des projets à des stades d’avancement variables. Mes projets vont du Tage à Lisbonne (un estuaire, une capitale, un point de départ de la colonisation portugaise) jusqu’à Tallinn (lieu de tournage principal du film Stalker d’Andreï Tarkovski). Parmi les projets en cours, la Spree à Berlin (rivière frontière entre Est et Ouest)… En France, la Nièvre, l’Yzeron, le Lez, le Verdanson, et actuellement le Furan dans le département de la Loire.

Le Verdanson dans la région de Montpellier (photographie de Pierre Suchet).

« Avant de partir je fais toujours un gros travail de repérage cartographique, par exemple avec Géoportail (remonter le temps), Open street map, les cartes anciennes (Cassini), les vues aériennes… Je regarde les indications : un moulin, un aqueduc, je vais voir… Je m’intéresse aussi aux toponymes : Passage de la Traille, le pré des castor, le merdaret (beaucoup de cours d’eau commencent par ce mot, ce qui en dit long sur la qualité de l’eau), les Brotteaux. Concernant les noms propres, je vais voir de qui il s’agit : parfois on trouve des liens avec l’eau, des maîtres de forge par exemple. Ainsi, j’anticipe les formes visuelles ponts routiers, de chemin de fer, passerelles piétonnes.

« Ensuite je fais le choix de l’appareil. Je photographie uniquement en argentique, avec des appareils de différents formats : Leica M6 (format 24×36), Hasselblad XPAN (format panoramique 24×65), un Rolleiflex (format 6×6) et une chambre (format 4×5). Un des critère est le temps dont je dispose pour m’intéresser à une rivière, une journée, une semaine, deux ans, dix ans… Autre choix à faire : type de film (négatif couleur, négatif NB, diapositive) puis la combinaison appareil et type de film. Ces choix influent fortement sur la représentation que la photographie donne du cours d’eau. Parfois c’est un non choix parce que je finis un film, d’autre fois je finis d’abord le film pour commencer un film avec une rivière, par exemple avec la Nièvre.

« Repérage fait et matériel choisi, je pars sur le terrain et je produis. L’Yzeron, c’est une centaine de photos, la Nièvre c’est un projet de dix ans donc 500 photos. Ensuite se pose la question de comment montrer son travail : expo, livre, projection ? Les dispositifs alternatifs de monstration m’intéressent. Par exemples avec des cartes interactives. Toutes mes photos sont géolocalisées sur une carte (voir le travail de Pierre Suchet sur son site internet).

Le photographe Pierre Suchet raconte sa rencontre avec Marylise Cottet, chercheuse au CNRS.

« J’ai rencontré Marylise, qui m’a expliqué qu’elle avait interviewé dans le cadre d’un projet sur l’Yzeron de nombreuses personnes (riverains, gestionnaires de rivières, élus du bassin versant). J’ai lu ces entretiens et j’ai eu envie d’associer mes photos et ce texte. On a fait une version avec les entretiens sous les photos, et finalement nous avons fait le choix d’un itinéraire dans lequel on peut afficher des parcours : en vert les photos, en bleu les entretiens avec les riverains, en jaune avec les gestionnaires, en gris avec les élus. Avec un écart de dix ans entre les entretiens (vers 2010) et les photos (vers 2020), et entre les deux parfois une restauration qui était avancée voire terminée (carte interactive ici).

« J’ai terminé un autre projet sur la Nièvre à Nevers, sur une décennie. Ici les textes sont les miens, sur ma relation à la rivière. Elle est très différente selon les secteurs, ici privatisée par les riverains, là enfouie dans des buses pour faire passer les voitures, ici préservée, là détournée sous Napoléon III pour protéger la ville des crues et récemment restaurée par endroits.

Fresque urbaine, photographie issue du projet sur la Nièvre de Pierre Suchet.

 « Je participe actuellement à un projet pluridisciplinaire, cette fois sur le Furan à St Etienne, une rivière enterrée sur plusieurs kilomètres. L’équipe est dirigée par Danièle Méaux (professeur de photographie à l’Université Jean Monnet).

Le Furan à Saint-Etienne (photographie de Pierre Suchet).

« Pourquoi toujours les cartes ? Je trouve l’association entre carte et photographie très fertile. Par exemple je peux vous montrer cette photo d’une magnifique ripisylve (voir photo ci-dessous). Que révèle la carte ? Nous sommes entre une zone industrielle et une friche. La carte révèle ce que ne dit pas la photographie.

La Nièvre (photographie de Pierre Suchet).

Je suis frustré par les photos avec une légende du type « Paris, 1945 » : Paris c’est grand. Ce qui m’intéresse c’est la reproductibilité. En géolocalisant précisément mes photographiques, je donne ainsi les possibilités au photographe de refaire la même photographie dans cinquante, cent ans. Avec la Nièvre j’ai géolocalisé une centaine de cartes postales anciennes, et j’ai refait la photo un siècle après.

« Cette géolocalisation me permet aussi de retrouver les zones sur-représentées et les zones sous-représentées. Certaines sont sous-représentées parce qu’inaccessibles, d’autre parce que j’ai décidé de ne pas les prendre : pourquoi je ne les ai pas prises ? Est-ce que c’est ma culture ? Pourquoi ? Pourquoi au contraire certaines vues sont très prises : par exemple j’ai des dizaines de cartes anciennes montrant le confluent de la Nièvre et de la Loire. Pourquoi cet intérêt ? Cela m’intéresse de comprendre.

Une partie de la réponse est à chercher chez les peintres. Ils ont beaucoup influencé notre regard, et ils l’influencent encore, souvent inconsciemment. Beaucoup de photographes ont reproduit ce qu’ils ont vu en peinture.

S’ensuit une discussion avec la salle alimentée par des questions nombreuses. Pierre Suchet présente ensuite la façon dont il nourrit ses recherches par une bibliographie abondante, dont il présente une petite sélection de titres.

Bibliographie et références suggérées par Pierre Suchet (courte sélection indicative):

*Films/ documentaires:

Dominique Marchais, La ligne de partage des eaux, 2014.

Andrei Tarkovski, Stalker, 1979.

Antoine Boutet, Sud eau Nord déplacer, 2015.

*Livres:

Armelle Campagne, Le capitalocène, Editions Divergences, 2017.

Nathalie Carcaud, Gilles Arnaud-Fassetta, Villes et rivières de France, CNRS éditions, 2019.

Héloise Conesa, Raphaele Bertho, Paysages français-une aventure photographique 1984-2017. 2017, BNF éditions.

John Davies, Hidden river, LOCO, 2013.

Julien Gracq, Les eaux étroites, José Corti, 1976.

Danièle Méaux, Géo-Photographie, une approche renouvelée des territoires, Filigranes éditions, 2015.

Nepthys Zwer, Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale, Dominique Carrée, 2011.


  1. RS Ulrich et al. 1984, View through a window may influence recovery from surgery, Science N°224 ↩︎
  2. Bergou et al., 2022, The mental health benefits of visiting canals and rivers: An ecological momentary assessment study, Plos one. ↩︎
  3. Alexandre Brun, Hervé Caltran, Llewella Maléfant et Paul Garcias, La rivière imaginée. Pourquoi et comment récréer la Rize à Lyon ? , Géocarrefour  2018 ↩︎
  4. Accueil | Association Rivière Rhône-Alpes Auvergne – ARRA² (arraa.org) ↩︎
  5. Kevin De La Croix et Marie-Anne Germaine, Quelle médiation pour accompagner la restauration de la continuité écologique des cours d’eau ? Exemple de stratégies de maîtres d’ouvrage sur l’Eure et la Risle (Normandie) , Géocarrefour, 2022 ↩︎
  6. Cottet M., François A., Evette A., Rivière-Honegger A, Vukelic S. Aménager les fleuves par le génie végétal: une solution pour la ville de demain ? Article disponible ici. ↩︎