Compte-rendu de la première table ronde de la Nuit de la Géographie 2021 : Géographe un jour, géographe toujours !

Débat animé par Hélène Chauveau avec la participation d’Anne Lacambre, responsable éditoriale dans la célèbre collection d’Atlas Autrement, Thibaut Sardier, journaliste chez Libération dans le service Idées et organisateur du FIG (Festival Internationale de Géographie), Pierre-Marie Georges, travaillant avec l’Association des maires ruraux de France et François Besancenot, président de l’association « Santé Gout Terroir » et fondateur de La Géothèque.

Figure 1-Visioconférence de la première table ronde « Géographe un jour, géographe toujours » du 9 avril 2021

A l’occasion de La nuit de la Géographie du 9 avril 2021, Hélène Chauveau, docteure en géographie rurale et présidente de la Géothèque a interrogé des professionnels issus de la géographie exerçant en dehors du professorat et de la recherche afin de comprendre la spécificité du regard et de l’approche géographique dans des secteurs aussi variés que la cuisine, l’associatif, l’édition et le journalisme.

La diffusion de la culture géographique  

Après une présentation du parcours supérieur des invités, seront tour à tour présentées les manifestations singulières de la culture géographique dans les approches professionnelles respectives. Au fil du débat, on comprend que bien que des sensibilités différentes soient à l’œuvre, c’est bien l’espace qui préfigure comme grille de lecture du monde chez nos invités :  aucun n’échappe au lieu.

Notre première intervenante est guidée par son goût du livre et par une ferme volonté de transmettre le savoir géographique. Après  une thèse en géomorphologie, Anne Lacambre a travaillé quinze ans durant dans l’édition de manuels parascolaires et universitaires pour aujourd’hui être spécialisée dans l’édition d’atlas dans la maison d’édition Autrement. Cette fonction nécessite une réelle capacité à adopter une approche multiséculaire et spatio-temporelle tant elle doit manier avec aisance des atlas aux problématiques diverses. Elle souligne que la discipline géographique, complète et synthétique, science de compréhension du monde est un réel atout dans l’exercice de sa fonction.

Notre second invité, François Besancenot, après une thèse en géographie et une carrière de professeur, obtient un CAP cuisine et crée l’association Santé goût Terroir avec un objectif bien précis : éveiller le rapport de l’homme/territoire par l’éveil des sens gustatifs. En effet, il s’est rendu compte que la promotion de produits et recettes locaux autours d’un buffet ou lors d’une animation permettait une réunion d’acteurs inédite amenant à réinterroger l’espace et de le rendre de nouveau, singulier. C’est une véritable expression de la géographie à travers l’approche alimentaire qu’il rend accessible à tous. Sa formation de géographe est alors réellement mis à profit dans l’espace extra-universitaire. Il concrétise cette idée forte en géographie, qu’être ici et non ailleurs n’est pas égal, en promouvant au public par l’approche gustative l’implication de cette maxime.

Chez Thibaut Sardier, le rapport aux territoires s’ancre de manière intuitive dès ses études secondaires. En tant que journaliste à Libération, son approche géographique lui permet de donner à lire une approche pertinente et originale dans la lecture du monde contemporain en rappelant que la géographie n’est pas aussi présente que la sociologie ou l’histoire dans le monde médiatique. En travaillant dans la rubrique Idées, traitant l’actualité sous l’angle des sciences humaines et sociales ou traitant de l’actualité des sciences humaines et sociales, provenir d’une discipline « science carrefour » lui offre plusieurs clefs de départ en géographie urbaine, rurale ou sociale tout en l’amenant vers des problématiques spatiales.

Enfin Pierre-Marie, géographe ruraliste s’est orienté vers la géographie afin de s’orienter vers développement local, au fur et à mesure, une réelle curiosité née pendant son parcours de thèse lui permettant d’affiner son regard sur la géographie rurale. Après plusieurs années d’enseignement diversifié, il travaille aujourd’hui au sein de l’Association des Maires Ruraux de France afin de porter leurs spécificités et de les accompagner. En contact permanent avec des acteurs des collectivités ou des techniciens, il souligne que la géographie lui à donner de sérieuses clefs dans l’animation d’échanges mais aussi dans la capacité d’aller chercher l’information essentielle chez ses interlocuteurs.

Interroger le rapport à la  médiation/ vulgarisation géographique ?

Selon Thibaut Sardier, la géographie est prédisposée à une certaine facilité de médiation tant chacun entretient un rapport plus ou moins inné à l’espace. Selon ce journaliste, c’est ce levier de familiarité sur lequel on peut travailler pour aller vers des problématiques plus complexes ou moins évidentes. Comme Pierre-Marie Georges, il place la géographie comme cause à défendre en vue de sa pertinence face aux enjeux contemporains.

Pierre-Marie Georges rappellera également que l’on évolue dans une époque avec une forte capacité à changer de regard, à aller plus loin, à s’orienter sur des problématiques diverses. La géographie possède pour lui, cette réelle capacité à concrétiser avec des éléments du débat par sa rigueur disciplinaire tout en gardant « la valeur du terrain », témoignant du monde.

Pour François Besancenot, l’approche gustative qu’il met en avant permet de mieux cerner les perceptions sensorielles, celles-ci amenant une curiosité quant à sa production tant on a fait l’expérience du produit : le goût comme lié à ses conditions de production, le goût comme expression du terroir dans le domaine de la biogéographie. Ce travail de médiation apparait alors comme particulièrement inclusif, chasseurs, techniciens de l’aménagement, gestionnaires de l’environnement, membres de collectivités, habitants locaux se côtoient et échangent autour d’un buffet. Comme il le rappelle, c’est une manière de se remémorer  la géographie du monde que l’on habite et qui nous habite, celle-ci nous  faisant comprendre notre environnement.

Anne Lacambre exposera alors par la suite l’atout de la carte et de l’atlas dans la médiation, d’une part, plusieurs atlas de la maison d’édition Autrement sont à destination d’un public non professionnel, dans une volonté de donner à voir, de rendre accessible à tous cette perspective si intéressante de la géographie, qui concrétise et spatialise l’histoire, les enjeux. A travers des problématiques simples, ces atlas sont l’occasion pour un public non-familiarisé de comprendre comment la géographie permet de mieux cerner le monde à travers la carte qui ne peut se résumer à un outil du voyage mais s’avère être un réel outil pédagogique. Par-delà sa responsabilité au sein de la collection d’Atlas, Anne Lacambre collabore parfois avec d’autres maisons d’édition. C’est ainsi énonce gaiement qu’elle « distille de la géographie un peu partout ». En effet, en collaboration avec les éditions Flammarion, elle fait éditer une Carte de France des curés dans la littérature classique. On comprend alors que la géographie a tous les atouts pour s’inscrire dans d’autres champs disciplinaires.

C’est d’ailleurs ce qu’expose Thibaut Sardier dans une optique d’inscrire plus durablement la géographie comme grille d’analyse pertinente dans le champ médiatique et chez le grand public. En tant que président de l’Adfig organisant le Festival International de Géographie (FIG) à Saint-Dié-des-Vosges, dans la région Grand Est, il promeut la découverte de l’approche géographique en relation avec des thématiques plus ou moins évidentes. En septembre prochain,  le « Corps » est à l’honneur, l’occasion d’une souplesse riche pour les scientifiques et de nouveaux liens à tisser entre les chercheurs et le public.

« Géographes, sortez de vos grottes » !

Suite à une relance de l’audience, les invités sont amenés à réfléchir sur les limites de cette médiation. Selon Thibaut Sardier, cette faculté des géographes à analyser des situations contemporaines n’est pas assez mise en avant sur la scène médiatique, le géographe n’est pas seulement un spécialiste de la littérature de voyage. Néanmoins, il appelle à un effort conjoint du public et des spécialistes. Si le grand public doit peut-être faire part d’une plus grande curiosité à l’égard de la discipline, il soumet à l’esprit que les chercheurs et chercheuses doivent peut-être se montrer moins conceptuels dans la médiation, qu’ils osent sortir de leur spécialité et faire des liens avec des problématiques plus générales dont il ne sont pas spécialistes mais bien légitimes. C’est selon Thibaut Sardier, une véritable occasion à saisir pour s’insérer et porter les atouts de l’approche géographique dans les arènes de la discussion médiatique. Aussi, il souligne que d’autres spécialistes dans les sciences sociales soumettent régulièrement des textes pour la tribune du service Idées, cependant, c’est un réflexe encore trop peu présent chez les géographes : aucun papier de géographe n’a été envoyé lors de la problématique du porte-conteneur bloquant le canal de Suez, une actualité éminemment géographique. C’est alors un appel pour réinvestir le rapport entre l’actualité et la géographie.

Pour Pierre-Marie Georges, le statut quelque peu dénigré de la géographie, peut être en raison de sa méthode mal comprise par les autres disciplines des sciences sociales engendre certaines difficultés chez les géographes à assumer un discours. Selon lui,  les économistes ont plus de facilité à exposer un discours dans les médias. Il soumet à la réflexion le fait que l’analyse géographique nécessite une plus lente appropriation du discours. Bien que la carte soit un outil privilégié de la médiation géographique, elle est aussi facilement dévoyée par la sémiologie graphique ou le traitement statistique. Afin d’illustrer son propos, il rappelle que les élèves du secondaire sortent de cette formation avec la forte idée qu’un texte doit être analysé au prisme de son auteur, de ses orientations philosophiques ou politiques. En revanche, il souligne que peu d’entre eux adoptent la même posture vis-à-vis des cartes qui leur sont présentées. Hélène Chauveau rebondit par la suite que les géographes doivent sortir de l’ombre, expliquer les cartes ! 

Suite à une question de l’audience portant sur les obstacles que peuvent rencontrer les géographes, François Besancenot explique au regard de son expérience que le principal obstacle du géographe est sa lisibilité, il souligne que celui-ci a du mal à se faire un nom, à se présenter « en tant que » géographe. Dans ce même souci de lisibilité, Thibaut Sardier fait part d’une certaine indifférence envers les géographes ou bien d’une réduction de la géographie à la géopolitique.

Une seconde question émerge concernant l’existence d’une communauté de géographe. Le journaliste Thibaut Sardier rebondit de nouveau en expliquant que dans son milieu, il peut mobiliser un petit carnet d’adresse pour traiter différent sujet. Selon Pierre-Marie Georges, cette question de communauté est délicate car fondamentalement, des oppositions sont en place au cœur de la discipline géographique. Néanmoins, par-delà la question de savoir si les oppositions internes sont-elles plus fortes que les oppositions externes, il rappelle que lors de désaccord, l’intérêt est bien dans discuter en off, la démarche et les propos. Aussi, il souligne que le FIG permet de  « faire communauté » en comme rendez-vous annuel, riche en rencontre et en discussion.

Cet échange a alors été l’occasion de comprendre les apports de la formation géographique dans d’autres sphères professionnelles. Ainsi, on retiendra que nos invités semblent conserver et mettent à profit cette grande capacité d’analyse et une certaine saisie de la complexité à plusieurs échelles de temps et de lieu. C’est aussi par une sensibilité singulière aux enjeux sociaux et environnementaux qu’ils s’inscrivent légitimement en dehors du champ académique, quand on est géographe de formation, on ne se refait pas !

Envie d’en savoir plus ? Retrouvez l’intégralité de la discussion à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=v531Dh6GW_s

Géographe un jour, géographe toujours ! Entretien avec Florian Lainez.

Géographie & cartographie participative

On observe aujourd’hui une complexification de la pratique cartographique, d’un côté des géants tel que Google concurrence la souveraineté cartographique des États et façonne nos intimes quotidiens, de l’autre, une lecture plurielle des territoires semble nécessaire. La carte n’est plus l’apanage des militaires ou des puissants. Sous sa forme numérique, chacun ou presque lui sous-traite des calculs d’itinéraires, la consulte sur son smartphone ou son ordinateur. Notre rapport à l’espace peut alors s’enfermer dans une bulle algorithmique et des questionnements légitimes apparaissent : Comment sont utilisées nos données ? Quel rapport de dépendance avons-nous avec les grands acteurs du numérique ? Comme Wikipédia, la carte interactive OpenStreetMap répond à ces questionnements par l’open data, l’open source et le collaboratif. Dans cet entretien avec Florian Lainez, on comprend l’enjeu de la réappropriation des outils numériques du quotidien, loin des constats technophobes.

Pouvez-vous vous présenter succinctement ?

Je dirige l’entreprise Jungle Bus qui crée des données OpenStreetMap liée au transport. À côté de ça, je suis bénévole dans la communauté OpenStreetMap, ça veut dire que je m’occupe de cartographier le territoire en tant que bénévole mais aussi sur mon temps de travail. Je suis passé par une école de commerce, j’ai travaillé dans des grandes boîtes de transport tels que Citroën, Airbus ou la Sncf. Ensuite, je suis revenu à mon amour de la cartographie pour faire de l’open data, c’est vraiment ce qui m’intéresse et c’est pourquoi nous avons créé cette entreprise avec mon associée, Noémie Lehuby.

Quelles relations entretenez-vous avec la terre en général ?

Je suis assez proche de la nature, j’aime partir faire des randonnées, des expéditions en montagne de l’autre côté du monde. Après, malheureusement je vis en ville, donc je ne peux pas dire que j’ai assumé cette passion jusqu’au bout. J’ai l’impression d’avoir un rapport assez contemporain à la terre, à la fois cartésien, où j’essaie de tout cartographier, dans notre société moderne on essaie de tout contrôler, de tout mettre dans des bases de données. D’un autre côté, j’ai cette intuition comme pas mal de nos contemporains que l’on va trop loin dans ce mouvement et qu’il faudrait qu’on revienne à quelque chose de plus émotionnel à la terre. Personnellement aujourd’hui, je n’arrive pas à retrouver ce lien et je pense avoir perdu quelque chose… Donc là ça devient très personnel, je ne sais pas pourquoi ça va aussi loin… (rires)

Quel œil du géographe avez-vous ? Avez-vous une attention particulière aux détails de votre environnement ?

Bien sûr, c’est l’évidence même. Quand tu es habitué à cartographier tout ce qui se passe dans la rue, tu ne vois plus du tout ton propre quartier, ta ville et le monde de la même manière. Quand je me promène dans une ville ou même que je circule pour aller au plus vite d’un point A à un point B, je repère par inadvertance un arrêt de bus et je pourrais vous dire le lendemain quels bus s’y arrêtent car j’ai eu le coup d’œil. Je ne vais pas dire que j’ai la cartographie complète de la ville dans ma tête mais plein de petits détails m’apparaissent. J’ai donc un rapport assez intime avec l’environnement, avec l’architecture et les infrastructures qui me rappellent un peu celui que j’avais avant avec le cinéma quand je n’y connaissais encore pas grand-chose. J’ai commencé à faire des films pour le plaisir où j’étais monteur puis cameraman, j’ai ensuite fait des scénarios. Quand tu commences dans ce processus, après, tu ne peux plus voir un film de la même manière. Dans la ville, c’est pareil, je me dis, tiens, ils ont mis cette borne d’incendie ici, juste à côté de la porte…C’est marrant je n’aurais pas fait comme ça pour l’accessibilité et tout un tas de raisons. C’est plein de sujets où je n’ai pas été formé, mais dans les faits, j’ai des connaissances dessus, c’est marrant d’arriver à ce genre de connaissance dans la vie…Par hasard !

Vous sous-titrez votre blog ainsi : L’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire, pouvez-vous commenter cette citation ?

C’est une citation de Benjamin Bayard, un illustre ingénieur français qui à dit cela un jour en conférence et ça m’a beaucoup parlé. Il expliquait en résumé que l’on a mis plusieurs centaines d’années à s’approprier l’imprimerie, il y a eu des révolutions industrielles, scientifiques, culturelles, politiques qui ont été imbriquées avec l’invention de l’imprimerie. C’est pareil pour internet, il n’apporte pas de révolution mais l’accompagne. Les plus grands acteurs économiques viennent aujourd’hui du monde de la technologie alors qu’il y a à peine vingt ans, ils étaient dans le pétrole ou dans la télécommunication, donc on observe que ça va très vite. En revanche, pour les humains c’est beaucoup plus lent, il nous faudra cinquante ans, cent ans pour que les gens comprennent comment fonctionne internet. C’est-à-dire qu’ils sachent s’exprimer en public, sans trôler, sans s’insulter, sans créer de polémiques inutiles et je pense que dans plusieurs dizaines d’années, quand on se sera vraiment approprié cet outil, ça apportera de profondes modifications, bien plus profondes que celles que l’on voit aujourd’hui. Je pense qu’aujourd’hui, on reste en surface. Lorsque que l’on comprendra comment prendre en compte l’avis de chacun, car chacun saura donner son avis éclairé au lieu de mettre juste un like, ça bouleversera la démocratie en profondeur mais aussi nos rapports humains les uns avec les autres. Donc ça, c’était un peu la promesse d’Internet au tout début. Aujourd’hui, les pionniers d’internet en reviennent un peu, ils nous disent qu’internet est une cage, qu’on est tous sur Facebook et qu’on perd notre temps. Moi, je suis encore dans cette promesse et je pense qu’elle sera tenue mais il faudra encore attendre quelques dizaines d’années pour y parvenir. Cette citation que j’avais écrite sur mon blog il y a dix ans est toujours d’actualité mais pas sur les mêmes échelles de temps que les gens pensaient. Cette réappropriation, c’est donc un processus qui nous amène vers plus de maturité à très long terme. OpenStreetMap s’inscrit totalement dans ce processus.

Lien du blog ici: http://www.lainez.fr/

Quels sont vos engagements aux côtés de la géographie ?

Ils sont nombreux… ! Déjà je suis contributeur bénévole sur OpenStreetMap, ensuite je suis membre de l’association OpenStreetMap France qui porte les projets OpenStreetMap en France et qui œuvre pour plus d’open data. Aussi, j’ai créé l’association Jungle Bus, car les membres d’OpenStreetMap étaient intéressés pour créer un réseau de transport, on en a fait une entreprise par la suite. Je pense que sur mon engagement, j’ai aussi créé des outils avec certains développeurs dont Adrien Pavie. On a créé le Projetdumois.fr qui est un outil pour faire en sorte que les contributeurs d’OpenStreetMap se coordonnent sur un sujet particulier pendant un mois et plus. Aussi, durant le premier confinement, avec une petite équipe de bénévoles, on a créé Çaresteouvert.fr et l’application mobile qui va avec pour permette aux citoyens confinés d’indiquer les lieux qui restent ouverts durant la crise sanitaire. Je ne cite pas tous les projets que l’on a développés mais on en a pas mal qui permettent d’œuvrer pour une meilleure et plus grande production de données.

Il y a une donc réactivité très forte avec cet outil ?

Oui, on est assez réactif notamment avec le projet « Ça reste ouvert ». Pendant plusieurs mois, les grands acteurs tels que Google Maps continuaient d’afficher sur leurs applications « Voici le musée à côté de chez vous » alors que tout était fermé. Ils ont eu très peu de réactivité, ils ont été dépassés. Notre outil a été en ligne en deux jours et ça a bien marché. Les communautés ouvertes permettent ce genre de réactivité et révèlent aussi la force du projet décentralisé. Donc oui, en France on est assez actif et on réagit à l’actualité.

Les lieux ouverts pendant la crise sanitaire grâce à l’application « Ça reste ouvert ».

Des savoirs géographiques autrefois fondamentaux sont aujourd’hui largement méconnus. Il semble que nous soyons de moins en moins capables de nous repérer dans l’espace, ne serait-ce que d’indiquer le nord par exemple. Pourtant les cartes sont désormais partout, dans nos voitures, sur nos téléphones mobiles, sur des montres. Qu’en pensez-vous ? Pensez-vous qu’il y a une certaine nécessité à se réapproprier l’espace ?

C’est une question complexe, j’ai forcement une réponse biaisée car c’est un sujet qui m’intéresse énormément, de comprendre pourquoi un calculateur d’itinéraire me fait passer par tel ou tel trajet. Ceci dit, je comprends aussi que 99 % de la population n’en ait pas grand-chose à faire de l’algorithme. C’est la suite logique d’une tradition de plusieurs centaines d’années où notre civilisation a essayé de raccourcir les distances et le temps, c’est ce que la société industrielle a bâti. Dans cette logique-là, sous-traiter à son smartphone des opérations sans aucun intérêt comme trouver son trajet, c’est quelque chose qui parait très logique pour la majorité de nos contemporains. Quand je me penche un peu sur le sujet, c’est un peu en castor junior ! On pourrait regarder une carte mais si je suis dans la logique scout, on pourrait plutôt passer par la forêt, regarder la mousse sur les arbres pour suivre le nord. Donc à titre personnel, c’est quelque chose qui m’intéresse, mais à titre de civilisation, est-ce-que c’est un bien est-ce que c’est un mal… Je n’ai pas envie de dire que ce n’est pas une évolution, il se peut que ce le soit. Est-ce qu’on est trop dépendant de la technologie pour toutes ces tâches de types calculs d’itinéraires, réveil, choix de musique ? Je pense qu’au final la réponse est oui. Il y une croyance qui persiste, celle qui consisterait à dire que la sous-traitance de ces tâches à la technologie serait une action neutre, mais en fait pas du tout en termes de fonctionnement du cerveau, du développement personnel, ça a un vrai impact.

Avez-vous une utopie cartographique ?

Et bien oui ! On en parlait un peu déjà mais c’est l’utopie que le grand public se réapproprie la donnée cartographique, c’est une des réponses, mais ce n’est pas la seule. Il faut qu’on se réapproprie aussi le logiciel, l’open data et le collaboratif. En effet, c’est une utopie mais très concrète. Je pense qu’on a besoin de cela aujourd’hui. Il y a aussi beaucoup « d’open washing », c’est-à-dire que l’on dit faire des logiciels ouverts mais on ne le fait pas vraiment…Je pense à Waze, qui est collaboratif, c’est vrai, mais ce n’est pas du logiciel libre, ni de l’open data. C’est un premier niveau, mais finalement, la valeur ajoutée est quand même accaparée par Google qui est derrière. Il y a plein de projets comme ça qui s’emparent du collaboratif, de l’open source. Je ne dis pas que c’est mal, seulement OpenStreetMap, c’est très élevé sur le niveau d’exigence, de la même manière que Wikipédia, il n’y a pas de publicités, c’est open source, open data, collaboratif et mondial ! Il y a peu de projets qui arrivent à ce niveau de maturité.

Cette utopie poussée à l’extrême ? Un abandon de Google Maps ?

Il y a ce qui serait souhaitable et ce qui est vraiment réalisable, je ne pense pas qu’il soit réalisable de se débarrasser des cartographies propriétaires. Est-ce-que c’est souhaitable ? Je ne sais pas. Est-ce que ce ne serait pas le fait qu’ OpenStreetMap devienne la référence ? Ça c’est un objectif qui est tout à fait atteignable à long terme et on y travaille ! Ce qui n’empêcherait pas d’avoir des bases de données qui seraient spécialisées. Je pense à certains acteurs qui font un excellent travail, qui n’est pas vraiment réalisable par OpenStreetMap. Je pense à l’Institut Géographique Nationale (IGN) qui fait des cartes en montagne, avec des lignes de courbe, avec certaines problématiques qui sont très complexes. Mais d’une manière générale, il y a quand même une très grande difficulté des acteurs à garder à jour et de qualité des données géographiques. C’est très compliqué en fait, même si ça parait simple car tout le monde a dans son smartphone les commerces, les rues etc. On pourrait se dire que le collaboratif et l’open data parviennent à résoudre ces problèmes complexes. On a déjà réussi à faire ça avec Wikipédia. Un objectif intéressant d’OpenStreetMap, c’est de devenir la référence presque tout le temps et presque partout, aujourd’hui ce n’est pas le cas, c’est Google Maps.

Est-ce qu’on ne s’est pas trop bien habitué à la patte graphique de Google Maps ? Existe-t-il un choix graphique particulier sur OpenStreetMap qui permettrait son identification ?

Il faut comprendre qu’OpenStreetMap, ce n’est pas une carte mais bien une base de données cartographiques et donc il y a une différence entre l’interface en elle-même et les données qu’il y a derrière. Le projet OpenStreetMap c’est les données. Il y a une interface par défaut sur le site Openstreetmap.org c’est vrai, mais il y en a d’autres ! À droite tu peux cliquer sur changer l’apparence, il y a donc des cartes qui sont plus efficaces pour les cyclistes, pour les transports en commun ou pour les projets humanitaires, c’est un peu sans fin ! Il y a même des projets artistiques, il a vraiment des centaines de rendus cartographiques qui sont basés sur les données OpenStreetMap. Donc l’interface OpenStreetMap n’est pas familière, c’est-à-dire qu’il y a plein de marques, plein d’applications qui créent des interfaces qui ressemblent à ce qu’elles veulent faire. Par exemple, dans les nouveaux TGV, il y a des écrans avec un fond de carte OpenStreetMap, en revanche, la mise en page, c’est la patte Sncf. C’est un avantage de donner aux acteurs la possibilité d’avoir leur propre identité, mais en effet il n’y a pas d’identité générique qui va être imposée à tous… et tant mieux ! Ça peut aussi effectivement être un inconvénient, il n’y a pas de reconnaissance de marque comme Google, où les gens ouvrent l’application et se disent « Tiens, j’ai déjà vu cette carte, elle est familière avec ce que je vis », ça, c’est une force, les utilisateurs sont rassurés par cette interface-là. Le projet OpenStreetMap par définition ne le permet pas. Il y a donc des forces et des faiblesses.

Géovisualisation du nord de l’agglomération lyonnaise sous OpenStreetMap

Il y a une espèce de quête prométhéenne chez le cartographe et d’autant plus sur ce qui relève de la géo-visualisation. Alors, faut-il tout cartographier ?

C’est impossible, Isaac Asimov expliquait que pour refléter la terre telle qu’elle est avec un simulateur, il faudrait modéliser chacun de ses atomes, donc on aurait besoin d’un ordinateur qui comporte plus d’atomes que l’ensemble de l’univers…C’est théoriquement impossible. De manière plus pragmatique, quel est le niveau de détail que l’on veut cartographier ? C’est intéressant et en même temps il y a des limites à la base de données en elle-même et aux outils qui créent les données. On ne peut pas cartographier toutes les bouches d’égout mais en théorie c’est possible, on pourrait le faire. De manière pratique, cela pose vraiment pas mal de problèmes de cartographier des choses qui sont plus précises que l’ordre d’idée du mètre. En fait, on ne vise pas à créer des bases de données extrêmement précises, car à l’échelle humaine, on a déjà beaucoup de mal à garder à jour les données. Quand je dis ça, ce n’est pas seulement pour la communauté OpenStreetMap. Tous les projets propriétaires ont beaucoup de mal, quand on fait des comparaisons, à garder à jour, la liste des restaurants, l’emplacement des arrêts de bus, les horaires d’ouverture des musées, bref, des informations qui paraissent aujourd’hui assez standards. Finalement, quand tu commences à faire de la cartographie, tu te rends compte que c’est très compliqué de garder tout ça à jour à l’échelle mondiale. Donc si on arrive déjà à cartographier les grands éléments, si on arrive à faire toutes les routes du monde par exemple, c’est déjà énorme ! Sur certains projets, pour rigoler un peu, on peut jouer sur les détails. Dans la ville de Montrouge, par exemple, on a cartographié tous les trottoirs, c’est intéressant, ça peut même être utile, l’application mobile CityScoot l’utilise. Après est-ce qu’on va réussir sur le long terme à garder ces données à jour…C’est vraiment des questions avec lesquelles on rentre dans le vif du sujet OpenStreetMap aujourd’hui. On a eu une grande période où on a créé des données, maintenant on a besoin de jardiniers, ceux qui tous les jours vont regarder ce qui a été mis à jour. C’est un challenge d’autant plus compliqué, car quand une carte est vide, on a tous envie de la remplir, mais mettre à jour c’est un nouveau challenge. Pour répondre, si on arrive à cartographier les grandes lignes, les choses essentielles et à les garder à jour, à créer des processus dans lesquels les humains mettent à jour les données et qu’elles leurs soient utiles, ce sera déjà beaucoup. Donc la question est encore ouverte, comment on fait tous ensemble pour garder à jour tout ça.

La communauté de contributeurs est la possibilité même d’OSM, comment la pérenniser ?

Je pense que je n’aurai pas toutes les réponses, je vois plusieurs pistes qu’il faudrait creuser. La première, c’est qu’il faut que le projet arrive à s’adapter aux nouvelles réalités technologiques. Il y a des technologies émergentes aujourd’hui comme le Lidar (Light detection and ranging) qui cartographie en 3D. Par exemple aujourd’hui, ce n’est pas du tout adapté à OpenStreetMap, est-ce que OpenStreetMap va évoluer pour faire des choses en 3D ? Peut-être ou peut-être pas. Le projet est plus lié à la technologie de Wikipédia, avec une fiche encyclopédique très universelle, qui ressemble à une page de livre, en somme c’est difficilement démodable. Sur OpenStreetMap, c’est un peu différent. Donc il y a cette évolution technologique qui pose des questions. Ensuite, il y a une autre question : Qu’est-ce qu’on va continuer à faire nous-même et qu’est-ce que la technologie va faire à notre place ? Si demain, toutes les voitures ont des capteurs pour cartographier les panneaux stops et sont capables de cartographier les feux de circulation, les passages piétons, est ce que l’humain va continuer à faire ça manuellement ? Je ne pense pas, ça va être automatisé. En revanche, je pense que l’humain aura toujours des choses à faire manuellement, comme cartographier l’intérieur des bâtiments par exemple. Quand on cartographie, il y a toujours des biais humains, exclure l’homme de cette production, ce n’est alors pas possible et pas souhaitable, cela mènerait à une mauvaise qualité. Pour revenir sur la question de comment pérenniser la communauté, il y a quand même quelque chose qu’on très arrive bien à faire, c’est d’augmenter le nombre de contributeurs. En terme de chiffre, on était il y a deux, trois ans à 1 million de contributeurs dans le monde, on est aujourd’hui à 6 millions, donc c’est un projet qui explose. Au-delà de ces grands chiffres qui ne parlent pas beaucoup, je pense que c’est mieux de regarder les petits chiffres du type il y a deux ans, on avait 250 contributeurs quotidiens en France, ceux qui font vraiment le boulot. Cette année on a passé le cap des 400. Donc là, on est sur une explosion, il y a plusieurs raisons à ça. Je peux en citer une. La base de données répond à des problèmes concrets, si OpenStreetMap peut répondre à des vrais enjeux comme ça, l’outil sera pérennisé. Je pense que d’autres personnes ne seront pas d’accord avec moi, mais quand on voit qu’OpenStreetMap est utilisé par Médecin Sans Frontières, La Croix Rouge et tous ces projets liés aux problématiques comme Ébola et aujourd’hui le Covid et que ça fonctionne bien, c’est très encourageant. On se rend compte que des problèmes externes à la carte et à la géographie peuvent être résolus grâce à la carte. Alors, il y aura des ressources humaines et financières qui vont être investies dans le projet au fur et à mesure. Je pense que ça a beaucoup plus d’intérêt pour démultiplier la communauté que simplement se focaliser sur la création de données.

Le LIDAR (Light detection and ragging), une piste à explorer pour la cartographie participative? Vue de Folsom Street (San Francisco) par un lidar Ouster OS1. Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Lidar#/media/Fichier:Ouster_OS1-64_lidar_point_cloud_of_intersection_of_Folsom_and_Dore_St,_San_Francisco.png

Oui, on a vu qu’OpenStreetMap était aussi un outil efficace lors de catastrophes naturelles.

Les catastrophes naturelles, oui c’est vrai mais aussi pour le développement des pays moins riches que les nôtres. Dans nos pays à nous, il y a aussi des problématiques très industrielles auxquelles on peut répondre et auxquelles on répond bien. J’ai un projet bien particulier en tête sur lequel la communauté OpenStreetMap travaille en ce moment, enedis.openstreetmap.fr. Cet outil permet de répertorier les lignes, les poteaux électriques de France. Dans OpenStreetMap, il y a vraiment énormément de données à ce sujet, la communauté peut vraiment aider à cartographier ces installations. Cela peut paraître anecdotique mais ce sont des bases de données très complexes à garder à jour. À l’échelle de la France, il y a des dizaines, des centaines de milliers de poteaux électriques, si on les crowdsource ça peut même mieux marcher que si il n’y avait qu’un seul acteur aux commandes. Enedis mais aussi la Sncf, la Ratp sont ouverts à ces nouvelles idées. Donc voilà, il y a des collaborations à faire aujourd’hui avec des acteurs du transport, de l’énergie, plein de sujets en fait sur lesquels si on répond à leurs problématiques, OpenStreetMap va devenir incontournable pour ces acteurs en particulier. Si on fait ça domaine par domaine, on devient incontournable d’une manière générale.

J’en viens alors à vous interroger sur le rapport entre les entreprises privées et Open Streets Map, quelles conditions d’ententes ?

Aujourd’hui, il y a les acteurs privés qui ont l’habitude de travailler avec des contrats, avec des sous-traitants. Nous, on leur explique qu’ils vont travailler avec des conventions dans lesquelles on ne s’engage pas à du résultat. Il faut vraiment passer du temps à expliquer aux acteurs privés ce mode de fonctionnement. Ou alors, il faut créer des entreprises comme Jungle Bus qui répondent en tant que sous-traitant. L’externalité positive de la prestation est alors aussi que l’on crée les données dans OpenStreetMap. Après, on peut aussi travailler avec des acteurs qui ont des missions de service public comme l’Institut Géographique National. Là, on fait une convention avec l’association OpenStreetMap France pour qu’ils nous partagent des données, qu’ils mettent à disposition leur imagerie satellite. Donc là, ce sont des conventions entre associations et acteurs à mission de service public. Puis après, il faut se demander comment on peut travailler avec les acteurs publics directement, les collectivités, l’administration centrale et locale. La question n’est pas réglée, vraiment, on a du mal à travailler avec ces acteurs et ces acteurs ont du mal à travailler avec une communauté ouverte. Il y a donc des réflexions en cours, est-ce qu’on ne pourrait pas créer des partenariats public/privé/commun sur la base des partenariats public/privé ? C’est une évolution du droit qui a eu lieu il y a une quinzaine d’années et qui fonctionne très bien. Donc, est-ce qu’on peut imaginer de faire évoluer la loi ou de créer des contrats standards, des licences qui permettraient que la puissance publique puisse mieux travailler avec nous? Je pense que ça vaut le coup de s’y plonger, il y a des avocats qui s’intéressent déjà au sujet. Mais en fait, on n’est pas obligé d’attendre ces évolutions-là. Aujourd’hui déjà, des collectivités locales travaillent avec les conditions d’OpenStreetMap. Les conditions sont simples, c’est d’abord la licence ODBL (open data base licence) qui propose d’utiliser nos données, même à buts commerciaux. En revanche, les sources doivent êtres citées et les modifications apportées doivent être reversées dans OpenStreetMap, c’est la moindre des choses. Alors, ce contrat existe en fait déjà, c’est la licence, il n’y a pas besoin d’évoluer plus au niveau juridique pour l’utiliser. Mais même si certains acteurs publics l’utilisent, on peut encore aller beaucoup plus loin. Je pense que les projets comme OpenStreetMap ou Wikipédia ont des vocations qui dépassent un commun numérique classique. Je pense que les communs numériques peuvent être des substituts au service public, je pense qu’on a une vocation d’intérêt général bien supérieure à ce que l’on laisse penser aujourd’hui. On peut imaginer que ces projets soit plus que protégés, que la puissance publique investisse dans ces projets. Aujourd’hui c’est très peu le cas car peu d’acteurs comprennent les enjeux. Il y a des enjeux de souveraineté, par exemple, comment on fait pour s’émanciper de Google quand on est l’État français ? C’est très difficile, mais il y a peu de personnes qui comprennent cela. Il y a pourtant une réponse juridique, une réponse politique, économique évidement, légale, technique et il y a une réponse humaine, de formation. Il faut aussi que l’on ait des professeurs dans les universités qui apprennent les technologies d’OpenStreetMap, il faut que les écoles d’ingénieur, d’informatique utilisent les technologies et les logiciels d’OpenStreetMap. Tout cela évolue mais c’est assez long.

Bénévolat et collaboration : les conditions de la transparence cartographique ?

Non pas vraiment, moi je travaille pour mon entreprise et bénévolement sur le projet OpenStreetMap, ce n’est pas antinomique, c’est même très complémentaire, il n’y a pas trop de soucis là-dessus. Après, il y a des vraies questions de conflits d’intérêts à se poser. Dans la communauté OpenStreetMap, beaucoup ont des doubles ou triples casquettes. Lorsque que l’on se rend à certains rendez-vous, on ne sait pas vraiment si on est là pour l’association OpenStreetMap, en tant contributeur bénévole ou pour notre entreprise. Parfois, c’est un peu difficile à gérer personnellement mais tant que ça reste clair, tout va bien. En ce qui concerne la transparence, il faut absolument dire avec quelle casquette on s’engage sur les projets, mais ces projets peuvent aussi évoluer. Sur « Ça reste ouvert », on a commencé en tant que bénévoles pendant trois mois avec une dizaine de personnes, le projet a été traduit en douze langues. Il y a des personnes en Malaisie qui l’ont aussi traduit en malaisien, tant mieux ! Donc tout le monde était bénévole sur ce projet mais à un moment, des besoins se sont fait ressentir et la ville de Lyon nous a commandé une prestation pour mettre à jour, pour améliorer le projet. On a alors répondu avec l’entreprise Jungle Bus mais on a été transparent, on l’a dit. C’est vraiment important de justifier pourquoi on fait ça, de dire dans quelles directions on s’engage, d’en parler à ceux qui ont été bénévoles et de dire, voilà maintenant il y a de l’argent en jeu. Ce n’est donc pas neutre, il y a des personnes qui peuvent se retirer et je le comprends, ce sont des questions complexes. Il y a des personnes chez Enedis, chez Sncf ou dans des mairies qui travaillent dans OpenStreetMap et c’est très bien comme ça.

Le cas de la toponymie guyanaise a soulevé plusieurs interrogations de souveraineté, en effet, sur Google Maps, les noms locaux n’étaient pas affichés mais bien les toponymies militaires. Pouvez-vous expliciter ces tensions ?

C’est en fait l’IGN, qui vient du monde militaire, qui avait cartographié l’espace guyanais comme cela. Étant donné que Google utilise sous licence les données de l’Institut Géographique National, ces toponymies étaient donc affichées de facto sur Google Maps. Des contributeurs OpenStreetMap ont ensuite fait un travail de terrain pour connaître les noms locaux. Le cas de la Guyane est très intéressant, est-ce que l’IGN qui licencie des données pour Google va continuer à le faire ? C’est une question. En revanche, l’IGN a pris une décision très ambitieuse au premier janvier 2021, celle de publier toutes leurs données en open data et je les félicite vraiment. Est-ce qu’ils vont alors collaborer plus étroitement avec OpenStreetMap ? Ce serait ma volonté, cela permettrait de faire en sorte que l’administration publique, par le biais de l’IGN, s’investisse dans OpenStreetMap. Si on fait basculer l’IGN du côté du commun numérique et qu’ils sont moins liés à Google, c’est vraiment une bonne évolution. Si on va au bout de ce processus, je ne sais pas où ça nous mènera, mais c’est possible que Google se trouve en manque de données car aujourd’hui, ils achètent des données aux acteurs qui les produisent sous licence. Si l’IGN bascule toutes ses données en Odbl, est ce que Google va respecter l’Odbl ? Car en effet, c’est une ligne rouge à ne pas franchir pour cet acteur pour des raisons de concurrence. Cependant aujourd’hui, c’est le monde contre Google au niveau de la cartographie. Par exemple, dans les sponsors du State Of The Map, la conférence annuelle d’OpenStreetMap on a Microsoft, Apple, Navteq et Facebook dans nos sponsors gold. Alors, c’est vraiment une alliance sacrée, je ne sais pas encore où cela va nous mener, mais on peut imaginer que la position dominante de Google soit menacée à moyen terme, ce n’est vraiment pas de la science-fiction.

Lien vers la conférence annuelle d’OpenStreetMap en juillet 2021: https://stateofthemap.org/

Quel est intérêt de Facebook par exemple de s’allier contre Google ?

Alors Facebook a une approche assez intelligente de la cartographie, assez pragmatique dans un premier temps : On affiche les cartes qui fonctionnent le mieux. Si tu vas en Thaïlande sur l’application mobile Facebook, c’est Google Maps, si tu vas en Thaïlande sur le site mobile c’est Microsoft Bing mais si tu zoom assez, c’est OpenStreetMap. Ils ont donc une approche extrêmement complexe de ce qu’ils affichent sur la carte, basée, je pense, sur quelque chose de très pragmatique, afficher la meilleure donnée. Au bout d’un moment, ils se sont dit qu’ils n’avaient pas assez de données sur les commerces, ce qui les intéresse beaucoup. Ils ont alors créé cela dans OpenStreetMap avec un projet qui s’appelle Mapwith.ai, le projet d’intelligence artificielle de Facebook appliqué à OpenStreetMap. Ils ont créé de très nombreuses données, d’abord en Thaïlande, puis partout dans le monde. C’est un projet industriel avec un satellite maintenant, quand on a des moyens illimités on peut faire des choses sympas ! Donc la stratégie c’est, essayons de nous débarrasser de Google sur la cartographie à long terme. C’est la même stratégie d’Apple et de tous les acteurs de la cartographie en général. Dans les Tesla aujourd’hui c’est Google Maps mais ils n’en sont pas satisfaits. OpenStreetMap est un projet vraiment intéressant pour faire face à cet acteur qui a dix ans d’avance dans la cartographie, il faut l’avouer.

Mapwith.ai, le projet d’intelligence artificielle de Facebook appliqué à OpenStreetMap: https://mapwith.ai/#14/0.9051/108.9883

Enfin, avez-vous des conseils pour commencer comme contributeur sur OpenStreetMap ?

Oui j’ai des conseils ! Déjà, installer l’application Maps.me qui permet d’utiliser la carte avant tout. C’est une application mobile qui permet de télécharger toutes les données d’un pays, on peut faire des calculs d’itinéraire sans avoir de connexion internet, donc c’est une vraie valeur ajoutée pour le voyageur. Maps.me, c’est aussi un éditeur OpenStreetMap, donc en créant un compte sur Openstreetmap.org, on peut modifier des informations très simples pour commencer, du type, s’il manque une boulangerie on peut rajouter une boulangerie. Donc ça c’est quelque chose où on n’a pas besoin de s’investir plus que ça, mais c’est déjà un très grand pas. Après, il y a des applications très simples d’utilisation comme Street Complete qui permet d’avoir des quêtes, là je suis dans une rue et j’ai cinq minutes, ça permet de trouver des choses très simples à modifier et très rapides à faire. Ce sont les deux premières applications mobiles que je conseille pour débuter, c’est une première marche intéressante.

Entretien réalisé par Charlotte Carpentier.

NDLR: Quelques liens utiles cités dans l’entretien:

-Tout d’abord, de quoi créer son compte OpenStreetMap pour participer à plein de projets collaboratifs : https://www.openstreetmap.org/login?referer=%2F#map=5/46.449/2.210

-Deux applications très simples pour s’initier à la cartographie participative: Maps.me, pour utiliser la carte : https://maps.me/

Street Complete, qui fonctionne sous un mode de quête à compléter comme dans les jeux vidéos : https://framalibre.org/content/street-complete

Géographe un jour, géographe toujours ! Entretien avec Jean Leveugle.

Géographie & bande dessinée

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Le Scandale de Mercator.

La géographie se faufile partout et parfois même très bien ! On la retrouve aujourd’hui dans la bande dessinée et l’illustration avec l’auteur Jean Leveugle. Passionné de questions territoriales et sociales, il ouvre aussi dès 2019 le studio des Savoirs Ambulants, une structure inédite et entièrement dédiée à la médiation des savoirs. Cet entretien recueilli en décembre 2020 nous a permis de discuter vulgarisation scientifique, diffusion du savoir, enjeux de territoire et cartographie !

Bonjour Jean, pouvez-vous retracer les grandes lignes de votre parcours ? Comment et pourquoi vous êtes-vous détourné du champ universitaire ?

J’ai un parcours assez sinueux ! J’ai fait des aller-retours entre la sociologie, l’urbanisme, la géographie et les arts appliqués. J’ai beau avoir trois diplômes de  géographie, en vrai, je suis un peu un géographe de pacotille ! Lorsque j’ai fait de la géographie, c’était surtout de la géographie sociale, très proche de la sociologie urbaine.

Durant mes études, j’ai participé à différents projets de recherche. Je suis alors arrivé à la conclusion qu’il y avait plein de projets passionnants qui étaient réalisés, mais qui étaient de fait, des travaux très peu lus et diffusés pour des raisons évidentes : un manque de communication mais surtout des codes d’écriture propres au monde de la recherche. J’enfonce une porte ouverte, mais l’écriture scientifique ne permet pas de toucher un plus large public, en tout cas, à mon sens.  Ça ne remet pas en cause la légitimité de l’écriture scientifique : c’est un moyen de travailler entre chercheurs et chercheuses, un moyen de bosser avec rigueur mais qui a aussi ses limites en matière de diffusion. Sur le plan personnel, mes débuts en bande-dessinée naissent d’une  frustration  d’avoir participé à des gros projets de recherche qui ont fini dans un placard. Dans le même temps, j’habitais avec des copains qui faisaient de la sociologie en bande dessinée (voir leur site :  « Émile on bande ? »). Je dessinais déjà, mais je me suis mis à la bande dessinée avec pour objectif de transmettre des résultats de recherche, soit en menant moi-même des enquêtes, soit en utilisant des enquêtes ou des travaux de recherche qui avaient déjà été réalisés. Mes trois dernières années d’étude, j’étais dans l’aménagement du territoire et dans l’urbanisme, j’ai donc choisi ce domaine-là, puisqu’à ce moment-là ça n’existait pas vraiment, et que c’était ce que je connaissais le mieux. Et puis, d’une certaine manière, y’avait une forme de challenge : les sujets de l’urbanisme, y’a du boulot pour les rendre attirants ! Le contexte est d’autant plus favorable à ce moment-là, que la bande dessinée et les sciences sociales commencent à sérieusement collaborer à travers des supers projets qui voient le jour. Mon premier contrat est lié à mes études à l’ENS pendant lesquelles j’ai travaillé pour le Forum Vie Mobile , un institut de recherche financé par la SNCF. A la fin de mes études, ils m’ont recontacté car ils finalisaient une enquête sur la grande mobilité liée au travail un phénomène qui se développe massivement :  c’est le fait, pour des raisons professionnelles, de faire des trajets de plus de 3h par jour, de découcher au moins trois soirs par semaine ou d’être dans la bi-résidentialité. Ils étaient arrivés à un énorme rapport statistique très sérieux mais totalement indigeste, duquel émergeait des profil-types de  « grands mobiles ». Le Forum cherchait à incarner ces profils à travers des personnages, représentatifs de tendances statistiques dans une histoire qu’on a inventée ensemble afin de décrire leurs quotidiens. Ça a donné lieu à la publication d’un livre, « Tranche de vie mobile », qui est mon tout premier travail en BD. C’est  une publication qui a bien marché et qui continue de fonctionner, puisque la grande mobilité se normalise, bien qu’elle ne soit pas sans conséquences sociales, économiques et environnementales.

crédit: www.lessavoirsambulants -Extrait de Tranche de vie mobile-Forum vies mobiles

Or, ce projet-là m’a  permis d’avoir rapidement d’autres boulots, et c’est pas rien ! Ce qui n’est pas évident dans ce métier, c’est que la bande dessinée reste – même si c’est de moins en moins vrai – surtout associée à la jeunesse, à une démarche artistique, à quelque chose de pas très « sérieux ». En somme, on ne pense pas pouvoir faire ou dire des sciences sociales avec.  De mon côté, le fait d’avoir travaillé avec une grande institution dès le début m’a aidé à en convaincre d’autres de se mettre à la BD. Et tout ça m’a amené à travailler avec des associations, des collectivités locales, des bureaux d’étude, des centres de ressource ou des laboratoires de recherche. Sur des tas de sujets !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr  – Extrait de (Une) histoire des politiques de l’habitat en France – Pavillon de l’Arsenal

Quelles ont été les auteur.e.s (géographes/dessinateurs et plus encore !) qui vous ont conforté/ aidé/soutenu dans le choix de votre voie professionnelle ? (de l’étudiant normalien au dessinateur) ?

Pendant mes études, en 2014, des choses se mettent en place, la Revue Dessinée sort ses premiers numéros, quelques collections dédiées à la médiation des savoirs en BD émergent, c’est quelque chose d’assez nouveau qui me plaît beaucoup. Dans le même temps, je découvre d’autres travaux. L’auteur qui m’a le plus marqué, c’est Etienne Davodeau, même s’il n’est pas du genre « vulgarisation scientifique », au sens commun du terme. De mon point de vue, c’est un pionnier : il se met à faire de la bande dessinée documentaire avec une approche fondamentalement sociologique. L’album qui va vraiment le faire entrer dans ce champ-là, c’est « Les mauvaises gens ». L’idée c’est qu’à travers le portrait de ses parents, il raconte l’histoire d’une communauté catholique et ouvrière, traversée par l’engagement politique. Il interroge aussi la nature de sa posture, se met systématiquement en scène – c’est-à-dire qu’il se représente en tant que personnage et assume un certain nombre de choix méthodologiques, ce qui est vraiment passionnant et tout à fait propre à la démarche sociologique. Il a ensuite travaillé sur « Rural » qui relate avec sensibilité l’histoire d’un conflit autour de la construction d’une autoroute. Dans une approche documentaire avec une réflexion sur la posture quasi sociologique, il y a aussi Joe Sacco qui a produit des choses extraordinaires, des enquêtes journalistiques au Moyen-Orient. Et bien sûr, il y a Marion Montaigne qui fait un travail remarquable et très drôle. Pour le coup, c’est du pur jus « vulgarisation scientifique ». Pour moi, Marion Montaigne, c’est une référence, toujours hyper efficace. Si son truc c’est plutôt les sciences de la matière, en termes de sciences sociales, elle a publié « Riche pourquoi pas moi ? », en collaboration avec les Pinçon-Charlot. Une belle leçon de vulgarisation !

Pouvez-vous présenter votre studio « Les savoirs Ambulants » et ses ambitions ?

J’ai créé les Savoirs Ambulants pour élargir mon champ de travail, me défaire un peu de ma posture d’urbaniste et passer du côté de l’auteur-médiateur. Je commence à être assez compétent dans « l’extraction du jus » des travaux de la recherche, j’ai eu aussi envie d’investir d’autres domaines : l’histoire de la cartographie, par exemple, c’est déjà un petit pas de côté. Les Savoirs Ambulants c’est un laboratoire de médiation, donc « d’extraction de jus », sans perte de valeur, ou presque. On garde l’essence d’un sujet, en s’abstenant d’un certain nombre d’éléments qui, dans le but de toucher un large public, sont assez parasites. Mon boulot, c’est de lire un travail de recherche ou de m’entretenir avec les spécialistes, de récolter du matériau, de hiérarchiser l’importance des informations, de les sélectionner, de les organiser et surtout d’écrire avec un vocabulaire le plus accessible possible. Et c’est pas évident ! J’ai l’habitude de dire que j’écris mes BD comme un ou un scientifique parlerait de son travail à des potes autour d’un verre : et là, ça semble évident qu’il ou elle ne s’embarrasse pas d’un protocole d’écriture trop normé. Pourtant ce qui est dit reste juste. Les normes d’écriture de la recherche disparaissent donc, ce n’est pas grave. On a quelque chose de beaucoup plus accessible, plus direct. Ce n’est plus fait pour être analysé et/ou critiqué par des pairs, c’est fait pour être compréhensible par le plus de personnes possibles. C’est deux choses différentes. Ça, c’est mon travail de médiation. Mais les Savoirs Ambulants, c’est aussi un studio d’accompagnement aux projets,  un autre volet que j’essaie de développer. Ça consiste à penser que la bande dessinée peut être un support utile à divers projets, comme pour une exposition, une démarche participative, un évènement, etc. A mon sens, la BD peut aussi se mettre « au service » d’une action dans un dispositif plus large. Ça ouvre des opportunités intéressantes, notamment quand il s’agit de toucher un très grand public.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Image 4 Extrait de Python Duvernois , La bande-dessinée au service de la concertation citoyenne  – Ville de Paris

Enfin, j’aimerais arriver à être une forme de courroie de transmission dans certains projets de médiation des savoirs en bande-dessinée. Il y a pas mal d’essais de collaboration entre illustrateur·rice·s et chercheur·e·s mais qui présupposent souvent que le/la chercheur·e·s peut remplacer le/la scénariste. Ce que je vais dire n’engage que moi, mais je considère que c’est vraiment deux métiers différents (du moins deux écritures différentes), si bien que souvent, le scénario pèche un peu. A terme ça m’intéresserait d’essayer d’être un pont, c’est à dire d’accompagner des projets d’écriture scientifique sur le plan scénaristique, et de faire le lien avec un ou une auteur.ice de BD. J’ai un bagage universitaire suffisant pour manger de la recherche, faire des entretiens et synthétiser et un bagage d’auteur suffisant pour comprendre les contraintes d’écritures scénaristiques (et celles du dessin!). Ça fait partie de mon projet global des Savoirs Ambulants.

Voyez-vous des limites dans l’utilisation de la BD comme outil de vulgarisation ? 

Plein ! Sur la question de l’écriture, justement. Si la BD de vulgarisation a acquis ses lettres de noblesse, je trouve qu’elle arrive parfois à une forme de limite : quand elle est réduite à un ensemble de cartouches de texte avec des illustrations – souvent comiques – ou toujours trop empreinte d’une écriture scientifique – ce qu’il m’arrive de faire aussi ! A mon sens, on risque de perdre l’un des intérêts de la BD : raconter une histoire. En gros, quand le lecteur ou la lectrice ne se demandent pas vraiment ce qu’il va se passer à la page suivante, je me demande si on a pas loupé un truc. Pareil lorsqu’on lit une bande dessinée et qu’on se rend compte qu’on avait pas forcément besoin d’images, où que l’histoire était un prétexte au service d’un propos scientifique, c’est un peu dommage, et en tant que lecteur, je trouve ça très frustrant. Pire, parfois, on a l’impression de bosser en lisant une BD ! C’est un de mes chantiers à venir : réfléchir à un projet qui supprime (enfin!) cette « voix off », qu’on berce les lecteurs et lectrices avec des savoirs ET une histoire qui les accroche vraiment.

Depuis le début de l’année, vous publiez les Feuilletons de Ptolémée. Des planches pleines d’humour relatant des savoirs géographiques. C’est un peu votre quartier libre non ? Envisagez-vous une publication papier ?

Alors oui, c’est complètement mon quartier libre. C’est une démarche un peu expérimentale avec une problématique particulière : travailler sur la cartographie qui est un objet visuel, dans un objet visuel qu’est la bande-dessinée. Et ça n’est pas évident, sauf à placarder des cartes dans toutes les cases, mais du coup, on quitte la bande dessinée et/ou on devient très lourd. L’idée des Feuilletons de Ptolémée, c’était de me dire, je veux montrer une carte sans l’afficher comme ça, « pouf », et ça passe par plusieurs astuces. Les personnages peuvent faire des croquis, une carte peut être affichée sur un mur, ou sous la forme d’une structure, bref, il faut que les personnages aient vraiment les cartes dans les mains, quitte à s’asseoir sur le prestige de certains documents.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Le Scandale de Mercator.

En termes d’écriture, j’essaye aussi d’avoir une narration qui laisse le moins possible la place à un commentaire « voix off ». Il y a déjà une différence entre le premier épisode et le second. Mon objectif c’est d’arriver à ce qu’il n’y en ait quasiment plus, qu’on soit vraiment dans une démarche où on écoute des personnages parler en restant dans le côté attractif et sympa de la bande-dessinée. Je ne sais pas si les Feuilletons de Ptolémée feront l’objet d’une publication papier. Mais qui sait !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Terra Australis

Par contre, je travaille sur un projet d’album d’histoire de la cartographie qui serait une pure fiction, sans commentaires, sans « voix off ». J’essaie d’atteindre cet objectif qui est de reprendre un scénario de bande dessinée classique, avec un début, une montée en tension, des retournements de situation qui tiennent en haleine le lecteur ou la lectrice et une chute complètement inattendue. Bon, ça c’est théorique encore, mais c’est vraiment un challenge pour moi ! J’adorerais que ce projet fasse l’objet d’une coédition, avec une maison d’édition de la BD et un institut qui soit de près ou de loin rattaché à la cartographie.

Selon vous, comment l’illustration participe-t-elle à une diffusion plus globale des enjeux sociaux et territoriaux ?

La bande dessinée c’est un objet séduisant, c’est une image qui a une attractivité plus forte qu’un texte et puis ça permet de mettre en scène des outils visuels, d’être plus expressif, d’utiliser des métaphores… La métaphore, par exemple, est énormément utilisée en bande dessinée, on exagère une situation mais du coup on la comprend très bien. C’est vraiment l’adage selon lequel un dessin vaut mieux qu’un long discours. Ça permet aussi de mettre sur la table des sujets qui ne sont pas très sexy de prime abord. La BD que j’ai réalisée sur la répartition territoriale des agences de Pôle Emploi par exemple, ne fait pas rêver alors que ce sujet a des incidences majeures sur l’accompagnement des demandeurs d’emploi. En bande dessinée, j’ai l’impression que le lecteur ou la lectrice acceptent plus facilement de rentrer dans des sujets complexes, c’est marrant.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Pôle Emploi loin de chez vous.

Un autre projet qui avait cartonné, c’était une bande dessinée sur le coût énergétique du transport de marchandise sur la base d’un travail de recherche qui avait fait polémique à l’époque car il mettait en doute que la production locale soit une bonne idée. En somme, c’était de dire que le transport de la production locale est extrêmement carboné – un gars qui fait 10 bornes avec trois côtelettes bio dans sa camionnette -, alors que paradoxalement, quand on amène cinq mille gigots de Nouvelle-Zélande, le transport est tellement bien organisé et rentabilisé sur le plan énergétique (pour réduire les coûts) qu’on arrive à des produits moins énergivores. Ça ne veut pas dire que la production locale n’a pas d’intérêt, évidemment, mais qu’elle ne peut pas faire l’économie d’une réflexion « logistique » sur son organisation. Typiquement, là, entre l’article et la bande dessinée, il y a quand même une marge, il fallait en sortir le jus pour que ce soit intéressant : on parle de calculs savants sur le transit de kilos de viande à travers le monde… faut s’accrocher.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr –  Extrait  de Elmar Schlich une théorie gênante.

Dans le genre pas sexy, j’ai aussi publié un article en BD sur le décentrement des plateformes logistiques en Île-de-France. Dans ces cas-là, la bande dessinée a des atouts à faire valoir. Après, il faut être honnête, avec des sujets pareils, on ne touche pas un public massif non plus, je sais que mon travail est lu par des professionnelle.s, des enseignant.e.s et des étudiant.e.s. Même si la bande dessinée a beaucoup d’atouts, l’humour, le rebondissement, le dessin, c’est un objet culturel avec des codes, il nécessite un certain bagage culturel quand on parle vulgarisation scientifique. Je me targue de faciliter l’accès mais je ne peux pas le faire auprès de tout le monde, il faut déjà être dans un monde où on tombe sur la bonne information, rester accroché, avoir le temps et y trouver un intérêt.

Vous semblez intéressé par les questions urbaines et d’aménagement, comment traduisez-vous vos engagements aux côtes de ces géographies ?

Mon engagement se traduit d’abord par le choix de mes sujets de publication : j’ai beaucoup travaillé sur les politiques de la ville, sur le logement social, avec des populations précaires, sur la logistique urbaine et les circuits courts. La bande dessinée peut aussi permettre de poser sur la table certains sujets qui laissent place à la réflexion. Il y a quelques années, ATD Quart Monde, une association de lutte contre la précarité, avait sorti un bouquin qui s’appelait « 100 préjugés sur les pauvres et la pauvreté » où les auteurs les déconstruisaient point par point. Ils m’avaient alors contacté pour que je travaille avec eux sur leur revue, qui paraissait tous les mois pour traiter un préjugé en une planche. La toute première que j’avais faite était sous forme d’une question – « Doit-on obliger les bénéficiaires du RSA à travailler ? ». Là, typiquement, je trouvais intéressant de reprendre l’histoire du RSA, et avant elle celle du RMI, qu’on a un peu oubliée, RMI qui avait été créé selon un principe unique : la société ne laisse pas mourir ses citoyenn.e.s, donc le droit de (sur)vivre doit leur être attribué automatiquement. Et surtout sans devoir en retour… Des retours en arrière qui ne sont pas sans intérêt pour regarder le présent ! 

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Elmar Faut-il obliger les bénéficiaires du RSA à travailler – ATD Quart Monde

Vous avez publié quelques planches sur la commune de Harnes dans le Pas-De-Calais en proposant ainsi, un récit du territoire sur une vingtaine d’années. Ce genre de médiation permet au lecteur non averti, une appréhension sensible du lieu et de ses enjeux. Pouvez-vous commenter ce travail de mise en récit du territoire ?

En 2016, c’est une agglomération avec beaucoup de difficultés, une grande précarité, un territoire et des habitants qui ont du mal à revenir de leur histoire minière, à se projeter vers l’avenir. Les élus se sont dit qu’il serait bien de réfléchir sur une fiction de prospection, ils m’ont donc contacté. L’idée était alors d’écrire une fiction qui permettrait au citoyen lambda de se dire « bah tiens ce sera chez moi comme ça dans 20 ans ». On a mobilisé une forme de prospective territoriale en utilisant la fiction, à travers des personnages comme vous et moi. L’idée c’était de montrer un territoire qui a changé en dispersant des petites informations dans une histoire a priori anodine qui font que le lecteur ou la lectrice qui habite dans ce coin-là va bien comprendre que des choses ont changé. Par exemple, à l’époque, un des gros projets, c’était d’installer un port à Harnes qui était juste un endroit où passait le canal, dans le cadre du projet Canal Seine Nord Europe. Les planches dépeignent alors l’existence de ce port, de la capitainerie, des emplois que cela crée. Martin – mon personnage principal, découvre tout ça, va visiter un centre bourg qu’il ne reconnaît pas car il y a eu une politique de réhabilitation, se promène dans des parcs nouveaux, discute avec des gens au comptoir d’un bar, etc. Lorsqu’il cherche la maison de sa grand-mère, il se rend en fait compte qu’elle n’existe plus mais qu’elle à été remplacée par un habitat participatif tout en bois, car on a fait de la revalorisation des entreprises forestières, etc.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Du noir au vert escale à Harnes – Lens-Liévin Agglomération

C’était en soit une manière douce de décrire un programme politique, à travers une fiction courte et sans prétention. Malheureusement, le projet n’a pas complètement abouti. Mais la BD a quand même vu le jour !

Quels sont les apports du terrain dans la production artistique ?

J’ai toujours aimé faire du terrain, pendant mes études ou lorsque j’ai travaillé en bureau d’étude, en tant que chef de projet sur les questions de logement, de sociologie de l’habitat plus précisément, où j’en ai fait beaucoup. Après, il y a certains projets où je n’ai pas besoin de terrain. C’est un peu de la géographie de cabinet ! Typiquement, pour les Feuilletons de Ptolémée, c’est énormément de lectures, de livres, d’articles, et beaucoup de mails échangés avec des spécialistes. Par contre, le terrain me pose souvent problème : c’est chronophage, et la BD aussi… Par exemple dans le second épisode de Ptolémée, il y a quinze ou seize planches et une planche équivaut environ à une ou deux journées de travail. Sans prendre en compte le temps dédié à l’état de la littérature… Le truc c’est que je suis toujours en balance quand je travaille avec mes « employeurs », entre le temps passé sur place, et le temps qu’il me faut pour écrire, dessiner, coloriser, retoucher, etc. Dans les faits, le terrain est souvent baissé au profit de la réalisation graphique. Lorsque j’en fait, j’ai plus une posture d’observateur que d’enquêteur, je prends des photos, des notes, je discute avec un peu tout le monde. Je pense aussi que le parcours de géographe façonne l’esprit et le regard sur le territoire, on ne comprend pas tout ce que l’on voit mais on repère un certain nombre de choses, on a des indicateurs, dont on ne se défait plus trop.

Vous déjouez la cartographie avec fantaisie dans le challenge #30daysmapchallenge, pouvez-vous présenter le projet ?

Je ne connaissais pas ce projet-là deux jours avant de participer, c’est comme un concours collectif, qui consiste à publier une carte par jour avec un thème donné à l’avance. Il n’y a qu’une seule règle : la carte doit être faite par toi et pour ce concours-là. Je trouvais ça assez chouette. Moi, je suis un quart de géographe (rires) du coup je me suis demandé ce que je pouvais en faire. Prendre le contre-pied de ce concours assez sérieux, avec des gens pleins de rigueur et très doués, donc je me suis amusé à faire des cartes totalement absurdes… Mais pas complètement. En réalité, je  m’amuse sur des aberrations cartographiques, comme si je prenais les curseurs avec lesquels on fait une carte en les déréglant un par un. Pour la petite histoire, je me souviens de mon tout premier cours de cartographie informatique. C’était un exercice à l’échelle des départements, et l’enseignante était venue me voir pour me dire que les couleurs que j’avais choisies étaient totalement absurdes, du genre « tu as choisi des nuances de rouge pour parler… des réserves en eau par département ». Voilà. Je vous ai dit que j’étais un géographe de pacotille !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – 30DaysMapChallenge

Entretien réalisé par Charlotte Carpentier.