« Au hasard d’une cité idéale, d’une cité idéale au hasard » par Benjamin Fauré.

Le cinéma permet une approche sensible et artistique de l’espace. Plusieurs réalisateurs, dont Eric Rohmer, utilise les territoires dans lesquelles s’implantent leurs films comme une métaphore des relations humaines et des péripéties que vivent les personnages. De ce fait, ils proposent une analyse sur l’espace et la manière dont les acteurs l’habitent et le construisent. Dans l’Ami de mon amie, la mise en scène de la ville participe de la narration et des liens entre les protagonistes. Benjamin Fauré est l’auteur du site La Kinopithèque où l’on peut trouver d’autres analyses en lien avec la géographie, il contribue et coordonne également la revue Zoom Arrière.

Retour sur le film d’Eric Rohmer, L’ami de mon amie (1987).

Ici, Rohmer ne laisse rien au hasard. Tout est réfléchi, soigneusement mis en scène, classé, ordonné : L’ami de mon amie, sixième et dernier volet de la série des Comédies et Proverbes, porte jusque dans son titre à la symétrie contrariée, aux intentions à peine dissimulées, l’idée d’un assemblage quasi géométrique ou mathématique et d’une affinité secrète, non seulement entre les personnes devenue amies, mais également, compte tenu de la géographie du film, entre ces amis et l’espace qu’ils habitent. « C’est un peu ce qui m’a amené à tourner ce film : confronter la vie et l’architecture, les habitudes et l’urbanisme. Il y avait là un vrai sujet de fiction et un enjeu de mise en scène. »1 Éric Rohmer structure joliment son film (et le titre en est le reflet), mais dire qu’il écarte le hasard de sa réflexion serait toutefois mal le connaître.

L’ami de mon amie (1987).

De façon plus aboutie que dans ses précédents films, car plus précis, plus complet dans ses descriptions (me semble-t-il), L’ami de mon amie « assemble » tout d’abord et juxtapose les cheminements sentimentaux de ses personnages aux espaces traversés et parfaitement identifiés. Blanche, fonctionnaire, amoureuse qui n’a pas confiance en elle, sauf à la piscine, tombe sous le charme du bel Alexandre, ingénieur à EDF, toujours en costume et prêt à séduire (« mon champ d’action porte sur l’étendue de la mégapole parisienne »), il apprécie les relations directes et davantage celle qu’il entreprend avec Léa, étudiante en dernière année d’informatique, sûre d’elle, sauf à la piscine, qui recherche un copain plus en accord avec ses goûts que Fabien, véliplanchiste gentil, sincère et rêveur, comme Blanche. À ce rectangle de personnages (Emmanuelle Chaulet, François-Éric Gendron, Sophie Renoir, Éric Viellard), s’ajoute Adrienne (Anne-Laure Meury), future ex-copine (d’Alexandre), amie gênante (de Blanche), qui vient embarrasser de ses remarques les uns et les autres et qui perturbe plus qu’autre chose l’équilibre à trouver entre les quatre premiers (la première fois qu’on la voit, c’est à la piscine où elle est aussitôt poussée dans l’eau par l’un des quatre).

Le film se déroule dans une ville nouvelle de la région parisienne, Cergy-Pontoise.

Après Les nuits de la pleine lune et Marne-la-Vallée en 1984, Éric Rohmer choisit de faire vivre Blanche et ses amis à Cergy-Pontoise. Située à 35 km au nord-ouest de la capitale, la ville nouvelle est le théâtre de vie de toutes ces personnes. Avec d’autres villes (Évry, Sénart, Saint-Quentin-en-Yvelines et Marne-la-Vallée), Cergy-Pontoise avait été pensée pour participer au rééquilibrage urbain de l’Île-de-France et, l’idée ayant été mûrie par la DATAR, son chantier fut mis en œuvre en 1970. Quand Rohmer décida de tourner, un peu plus de quinze ans après, Cergy s’était développée et la commune avait eu le temps d’ajuster ses services aux demandes des populations nouvellement installées. Dans L’ami de mon amie, Blanche et ses amis disposent par conséquent de tout ce dont ils ont besoin, ce que précise bien Alexandre au bistrot quand Blanche lui pose la question :

« Vous vous plaisez à Cergy ?

– Oui, beaucoup. Avec les 15 chaînes de télé, les lacs, les tennis, bientôt le golf, les deux théâtres, on aurait du mal à s’ennuyer. »

Rohmer s’intéresse à de jeunes actifs. Les personnages qu’il invente ont entre vingt et trente ans, habitent et travaillent en ville. Ils sont célibataires ou en couple, mais n’ont pas d’enfant. Ils ne cherchent sur leur lieu de vie ni école, ni crèche, ni services de santé, mais seulement une facilité d’accès à leur lieu de travail, des commerces et des loisirs (pour l’anecdote, la piscine où Blanche donne un cours à Léa est la même que filme par Céline Sciamma trente ans plus tard dans Naissance des pieuvres). Alexandre ajoute : « Ici, je me sens bien plus intégré à l’immensité du Grand Paris que si j’habitais au fin fond du 1er arrondissement. ». Dans le cadre de son travail, Alexandre multiplie les allers-retours entre Paris et Cergy. Il dit passer beaucoup de temps dans les transports en commun, mais ce n’est pas le cas des filles avec qui il discute qui, elles, n’ont besoin de se rendre dans la capitale que plus occasionnellement. D’ailleurs, dans les seules scènes tournées en dehors de Cergy-Pontoise, un vernissage qu’Adrienne propose à Blanche, ainsi qu’un match de tennis à Roland Garros, Rohmer ne filme pas les temps de trajet et donne l’impression d’une quasi immédiateté entre la capitale et la ville nouvelle.

La préfecture du Val d’Oise apparait dès le début du film.

Particulièrement intéressé par la forme urbaine, le cinéaste, qui avait déjà consacré un documentaire à Cergy-Pontoise, Enfance d’une ville (1975), donne une image plutôt positive de ce grand projet d’aménagement et de ce qu’est devenue la ville. Les premiers plans du film sont des paysages du quartier dallé de Cergy-Préfecture. Le titre, « L’ami de mon amie », apparaît sur une vue du bâtiment le plus emblématique, la préfecture du Val-d’Oise, le premier construit de la ville nouvelle et qui a la forme d’une pyramide inversée (on le doit à Henry Bernard, l’architecte de la Maison de Radio France). Les allées et venues dans ce même quartier, ainsi que dans le quartier de la gare sont nombreuses : les quatre compagnons s’y rencontrent, parfois par hasard, entre les commerces et les cafés et le long de l’Axe Majeur qui se poursuit jusqu’au passage de l’horloge géante.

« Ça doit être triste de vivre ici toute seule. »

Ces espaces publics ont tout de la cité idéale telle qu’elle a été pensée à la Renaissance : axe principal, symétrie et harmonie des lieux, lumière… La forme est dictée par la raison et là, plusieurs centres permettent à ses habitants de se croiser et d’échanger. Le pouvoir départemental et le pouvoir municipal qui reviennent à la préfecture et à la mairie, où Blanche travaille, constituent d’ailleurs deux centres distincts (à une heure à pied l’un de l’autre). L’architecture moderne de la cité du Belvédère d’inspiration classique ramène également à la cité idéale. La place des Colonnes où se trouve le Belvédère a été dessiné par Ricardo Bofill. Je ne sais en revanche si les villes pensées par Alberti ou Serlio étaient automnes ou intégrées à un réseau urbain, mais Cergy, nous l’avons dit, sans être tout à fait une ville dortoir, dépend du pôle parisien qu’elle est censée alléger (en habitants et en concentration d’activités…).

Cependant, Rohmer ne fait pas non plus de Cergy une nouvelle Utopia. La grande esplanade du Belvédère traversée par Blanche, quand celle-ci rentre chez elle, paraît bien déserte. Les vues depuis son appartement sur des paysages vides (la place d’un côté) ou lointains (Paris et la Défense de l’autre), ainsi que la discussion entre Blanche et Léa (où pour la première fois elles parlent de leurs déceptions amoureuses et de leurs désaccords) laissent une impression d’insatisfaction. Les dialogues n’apportent pas vraiment de critique de la ville. Les amies s’interrogent brièvement sur le sentiment d’isolation qui naît à habiter seul au sein d’un quartier à peine occupé. Ce sont surtout les images du réalisateur qui donnent à voir la tristesse des lieux et la froideur des formes architecturales2. Pas d’espace vert ici, l’herbe n’a pas encore poussé. Éric Rohmer questionne bien l’échelle humaine de ces quartiers, mais il reste encore difficile de dire si le cinéaste est absolument convaincu par la ville nouvelle ou simplement fasciné par une architecture, certes impressionnante et fonctionnelle, mais au demeurant imparfaite.

Certaines scènes du film ont lieu dans des espaces plus verdoyants, en lien avec la relation qu’entretienne les personnages.

Pour avancer sur ce point, il nous faut poursuivre la description topographique que donne le film. En suivant le couple formé par Blanche et Fabien, il nous semble d’ailleurs déceler un parti pris. En effet, ces jeunes gens tombent amoureux à la périphérie de la ville. Tout d’abord, devenus amis, ils se retrouvent pour faire de la planche à voile sur les étangs de Neuville (le centre nautique date de 1980 mais depuis 2015 la commune a renommé la base de plein air, l’«Île de loisir de Cergy-Pontoise »). Plus Blanche et Fabien se rapprochent, moins les espaces qu’ils fréquentent sont bâtis et bétonnés. La promenade sur les bords de l’Oise est l’occasion de pointer un index sur les espaces identifiés autour de la rivière :

« C’est l’Oise, là-bas, qui se confond avec les arbres. Comme ça, elle tourne dans la petite cuvette, elle passe au pied de là où tu habites.

– Oui, on voit la tour du Belvédère.

– Elle continue, fait le tour en boucle devant Cergy-Préfecture, jusqu’au pied de la tour EDF. »

Cela rappelle Gaspard, dans Conte d’été (1996), qui fait le même geste et décrit le littoral de Dinard avec Margot. Dans L’Ami de mon amie, sur le chemin de hallage, Blanche et Fabien gagnent en intimité. Ils s’embrassent pour la première fois au parc, près des bois, où tout est vert. Le couple se forme ainsi en fréquentant des espaces moins gris et moins centraux. Sur les bords du lac ou près de l’Oise, on pense facilement aux bourgeois et aux ouvriers qui profitent du soleil en bord de Seine sur les toiles impressionnistes de Seurat ou de Renoir. La référence est sous-entendue dans un échange :

« En fait, c’est plutôt un voyage dans le temps que j’ai l’impression de faire. Tu sais, quand les ouvriers allaient pique-niquer au bord de la Seine ou de la Marne. Je pensais que ça n’existait plus.

– Pour la plupart ici, c’est pas des gens de Cergy. Ils viennent des banlieues moches, entassés les uns sur les autres, dans des HLM complètement délabrés. Pour eux ici, c’est un peu comme s’ils allaient au Palais de Versailles. Odeur pour odeur, j’aime mieux celle des merguez que celle de l’essence le dimanche après-midi dans un bouchon… »

Une opposition ville/nature se forme dans le film.

Rohmer associe Blanche et Fabien aux verts paysages alentours, plus « naturels » (malgré toute la fausseté du terme), ce qui pourrait correspondre aussi au tempérament des personnages, à la fois hésitants et tout aussi capables de spontanéité, à l’écoute de leur cœur sans être calculateur, peut-être plus verts en amour que l’autre couple du film. Léa et Alexandre, dont les cœurs ne se trouvent pas non plus de suite, sont plus aguerris dans ce domaine, davantage sûrs d’eux-mêmes en tout cas. À l’opposé de Blanche et Fabien, de leurs atermoiements et de leurs troubles sentimentaux, Léa et Alexandre sont plus « classiques », un peu « vieux jeu » comme le reconnaît Léa (« J’aime qu’on me prenne en charge. […] Quelqu’un de plus vieux me conviendrait mieux. »). Toutefois, ni Léa ni Alexandre n’hésitent quand l’occasion se présente. De plus, le couple se fixe des règles (le « pas avant six mois » notamment) et s’accorde en définitive assez bien à la régularité des lignes du décors urbain. Ils se donnent rendez-vous et se retrouvent au centre (quartier de la gare ou de la préfecture), emplacement qui convient aussi très bien à leur façon d’être, pas toujours discrète. Blanche et Fabien, eux, se trouvent par hasard. Il est l’ami de son amie qu’elle a rencontrée encore une fois par hasard dans un restaurant d’administration. Les occasions en entraînant de nouvelles, les voilà en train de s’embrasser dans l’herbe.

La nature des différents relations amoureuses du film trouve un écho dans les paysages qui entourent les personnages.

Le réalisateur des Métamorphoses du paysage (1964) semblait croire au confort des villes nouvelles, à leur développement et à leur réussite. Pourtant du double panorama qu’il donne, à la fois urbain et amoureux, dans L’ami de mon amie, il ressort une plus grande sympathie pour le couple des rives et donc, si l’on force un peu la prise de position, pour les marges les plus simples de la cité. Dans les herbes plutôt que sur les dalles ? Blanche et Fabien finissent par s’habiller de pulls et de tee-shirt verts après s’être embrassés en jaune et bleu (le jeu sur les couleurs dans le film, assez amusant, ne se limite pas à ces allusions). On pourra toujours arguer que les étangs et les sentiers sont des aménagements comme les autres et qu’ils ont été façonnés en même temps que les autres quartiers de Cergy, il n’en reste pas moins cette impression que Rohmer, après avoir beaucoup arpenté le sol en dur de la ville nouvelle, réserve au couple phare de son film un espace où la part de nature y est plus importante et possiblement avec elle la part du hasard.

Article écrit par Benjamin Fauré, mise en ligne par Léa Glacet

Notes:

  1. Éric Rohmer dans un entretien donné à Libération, 2002 (cité sur ce site personnel consacré au film :  http://lamidemonamie.free.fr/index.html)
  2. En 2013, à propos des villes nouvelles, l’historien Loïc Vadelorge parle d’architecture technocratique, de manque d’âme et de quartiers trop vite dégradé pour lesquels il a fallu, à Cergy-Pontoise et ailleurs, mettre en œuvre des chantiers de rénovation. Voir M.-D. Albert, « Les villes nouvelles ont-elles bien vieilli ? », dans L’Atlas des villes, Le Monde hors-série, p. 140-141. Voir aussi Loïc Vadelorge, Retour sur les villes nouvelles, une histoire urbaine du XXe siècle, Créaphis, 2013.

Géographe un jour, géographe toujours ! Entretien avec Jean Leveugle.

Géographie & bande dessinée

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Le Scandale de Mercator.

La géographie se faufile partout et parfois même très bien ! On la retrouve aujourd’hui dans la bande dessinée et l’illustration avec l’auteur Jean Leveugle. Passionné de questions territoriales et sociales, il ouvre aussi dès 2019 le studio des Savoirs Ambulants, une structure inédite et entièrement dédiée à la médiation des savoirs. Cet entretien recueilli en décembre 2020 nous a permis de discuter vulgarisation scientifique, diffusion du savoir, enjeux de territoire et cartographie !

Bonjour Jean, pouvez-vous retracer les grandes lignes de votre parcours ? Comment et pourquoi vous êtes-vous détourné du champ universitaire ?

J’ai un parcours assez sinueux ! J’ai fait des aller-retours entre la sociologie, l’urbanisme, la géographie et les arts appliqués. J’ai beau avoir trois diplômes de  géographie, en vrai, je suis un peu un géographe de pacotille ! Lorsque j’ai fait de la géographie, c’était surtout de la géographie sociale, très proche de la sociologie urbaine.

Durant mes études, j’ai participé à différents projets de recherche. Je suis alors arrivé à la conclusion qu’il y avait plein de projets passionnants qui étaient réalisés, mais qui étaient de fait, des travaux très peu lus et diffusés pour des raisons évidentes : un manque de communication mais surtout des codes d’écriture propres au monde de la recherche. J’enfonce une porte ouverte, mais l’écriture scientifique ne permet pas de toucher un plus large public, en tout cas, à mon sens.  Ça ne remet pas en cause la légitimité de l’écriture scientifique : c’est un moyen de travailler entre chercheurs et chercheuses, un moyen de bosser avec rigueur mais qui a aussi ses limites en matière de diffusion. Sur le plan personnel, mes débuts en bande-dessinée naissent d’une  frustration  d’avoir participé à des gros projets de recherche qui ont fini dans un placard. Dans le même temps, j’habitais avec des copains qui faisaient de la sociologie en bande dessinée (voir leur site :  « Émile on bande ? »). Je dessinais déjà, mais je me suis mis à la bande dessinée avec pour objectif de transmettre des résultats de recherche, soit en menant moi-même des enquêtes, soit en utilisant des enquêtes ou des travaux de recherche qui avaient déjà été réalisés. Mes trois dernières années d’étude, j’étais dans l’aménagement du territoire et dans l’urbanisme, j’ai donc choisi ce domaine-là, puisqu’à ce moment-là ça n’existait pas vraiment, et que c’était ce que je connaissais le mieux. Et puis, d’une certaine manière, y’avait une forme de challenge : les sujets de l’urbanisme, y’a du boulot pour les rendre attirants ! Le contexte est d’autant plus favorable à ce moment-là, que la bande dessinée et les sciences sociales commencent à sérieusement collaborer à travers des supers projets qui voient le jour. Mon premier contrat est lié à mes études à l’ENS pendant lesquelles j’ai travaillé pour le Forum Vie Mobile , un institut de recherche financé par la SNCF. A la fin de mes études, ils m’ont recontacté car ils finalisaient une enquête sur la grande mobilité liée au travail un phénomène qui se développe massivement :  c’est le fait, pour des raisons professionnelles, de faire des trajets de plus de 3h par jour, de découcher au moins trois soirs par semaine ou d’être dans la bi-résidentialité. Ils étaient arrivés à un énorme rapport statistique très sérieux mais totalement indigeste, duquel émergeait des profil-types de  « grands mobiles ». Le Forum cherchait à incarner ces profils à travers des personnages, représentatifs de tendances statistiques dans une histoire qu’on a inventée ensemble afin de décrire leurs quotidiens. Ça a donné lieu à la publication d’un livre, « Tranche de vie mobile », qui est mon tout premier travail en BD. C’est  une publication qui a bien marché et qui continue de fonctionner, puisque la grande mobilité se normalise, bien qu’elle ne soit pas sans conséquences sociales, économiques et environnementales.

crédit: www.lessavoirsambulants -Extrait de Tranche de vie mobile-Forum vies mobiles

Or, ce projet-là m’a  permis d’avoir rapidement d’autres boulots, et c’est pas rien ! Ce qui n’est pas évident dans ce métier, c’est que la bande dessinée reste – même si c’est de moins en moins vrai – surtout associée à la jeunesse, à une démarche artistique, à quelque chose de pas très « sérieux ». En somme, on ne pense pas pouvoir faire ou dire des sciences sociales avec.  De mon côté, le fait d’avoir travaillé avec une grande institution dès le début m’a aidé à en convaincre d’autres de se mettre à la BD. Et tout ça m’a amené à travailler avec des associations, des collectivités locales, des bureaux d’étude, des centres de ressource ou des laboratoires de recherche. Sur des tas de sujets !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr  – Extrait de (Une) histoire des politiques de l’habitat en France – Pavillon de l’Arsenal

Quelles ont été les auteur.e.s (géographes/dessinateurs et plus encore !) qui vous ont conforté/ aidé/soutenu dans le choix de votre voie professionnelle ? (de l’étudiant normalien au dessinateur) ?

Pendant mes études, en 2014, des choses se mettent en place, la Revue Dessinée sort ses premiers numéros, quelques collections dédiées à la médiation des savoirs en BD émergent, c’est quelque chose d’assez nouveau qui me plaît beaucoup. Dans le même temps, je découvre d’autres travaux. L’auteur qui m’a le plus marqué, c’est Etienne Davodeau, même s’il n’est pas du genre « vulgarisation scientifique », au sens commun du terme. De mon point de vue, c’est un pionnier : il se met à faire de la bande dessinée documentaire avec une approche fondamentalement sociologique. L’album qui va vraiment le faire entrer dans ce champ-là, c’est « Les mauvaises gens ». L’idée c’est qu’à travers le portrait de ses parents, il raconte l’histoire d’une communauté catholique et ouvrière, traversée par l’engagement politique. Il interroge aussi la nature de sa posture, se met systématiquement en scène – c’est-à-dire qu’il se représente en tant que personnage et assume un certain nombre de choix méthodologiques, ce qui est vraiment passionnant et tout à fait propre à la démarche sociologique. Il a ensuite travaillé sur « Rural » qui relate avec sensibilité l’histoire d’un conflit autour de la construction d’une autoroute. Dans une approche documentaire avec une réflexion sur la posture quasi sociologique, il y a aussi Joe Sacco qui a produit des choses extraordinaires, des enquêtes journalistiques au Moyen-Orient. Et bien sûr, il y a Marion Montaigne qui fait un travail remarquable et très drôle. Pour le coup, c’est du pur jus « vulgarisation scientifique ». Pour moi, Marion Montaigne, c’est une référence, toujours hyper efficace. Si son truc c’est plutôt les sciences de la matière, en termes de sciences sociales, elle a publié « Riche pourquoi pas moi ? », en collaboration avec les Pinçon-Charlot. Une belle leçon de vulgarisation !

Pouvez-vous présenter votre studio « Les savoirs Ambulants » et ses ambitions ?

J’ai créé les Savoirs Ambulants pour élargir mon champ de travail, me défaire un peu de ma posture d’urbaniste et passer du côté de l’auteur-médiateur. Je commence à être assez compétent dans « l’extraction du jus » des travaux de la recherche, j’ai eu aussi envie d’investir d’autres domaines : l’histoire de la cartographie, par exemple, c’est déjà un petit pas de côté. Les Savoirs Ambulants c’est un laboratoire de médiation, donc « d’extraction de jus », sans perte de valeur, ou presque. On garde l’essence d’un sujet, en s’abstenant d’un certain nombre d’éléments qui, dans le but de toucher un large public, sont assez parasites. Mon boulot, c’est de lire un travail de recherche ou de m’entretenir avec les spécialistes, de récolter du matériau, de hiérarchiser l’importance des informations, de les sélectionner, de les organiser et surtout d’écrire avec un vocabulaire le plus accessible possible. Et c’est pas évident ! J’ai l’habitude de dire que j’écris mes BD comme un ou un scientifique parlerait de son travail à des potes autour d’un verre : et là, ça semble évident qu’il ou elle ne s’embarrasse pas d’un protocole d’écriture trop normé. Pourtant ce qui est dit reste juste. Les normes d’écriture de la recherche disparaissent donc, ce n’est pas grave. On a quelque chose de beaucoup plus accessible, plus direct. Ce n’est plus fait pour être analysé et/ou critiqué par des pairs, c’est fait pour être compréhensible par le plus de personnes possibles. C’est deux choses différentes. Ça, c’est mon travail de médiation. Mais les Savoirs Ambulants, c’est aussi un studio d’accompagnement aux projets,  un autre volet que j’essaie de développer. Ça consiste à penser que la bande dessinée peut être un support utile à divers projets, comme pour une exposition, une démarche participative, un évènement, etc. A mon sens, la BD peut aussi se mettre « au service » d’une action dans un dispositif plus large. Ça ouvre des opportunités intéressantes, notamment quand il s’agit de toucher un très grand public.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Image 4 Extrait de Python Duvernois , La bande-dessinée au service de la concertation citoyenne  – Ville de Paris

Enfin, j’aimerais arriver à être une forme de courroie de transmission dans certains projets de médiation des savoirs en bande-dessinée. Il y a pas mal d’essais de collaboration entre illustrateur·rice·s et chercheur·e·s mais qui présupposent souvent que le/la chercheur·e·s peut remplacer le/la scénariste. Ce que je vais dire n’engage que moi, mais je considère que c’est vraiment deux métiers différents (du moins deux écritures différentes), si bien que souvent, le scénario pèche un peu. A terme ça m’intéresserait d’essayer d’être un pont, c’est à dire d’accompagner des projets d’écriture scientifique sur le plan scénaristique, et de faire le lien avec un ou une auteur.ice de BD. J’ai un bagage universitaire suffisant pour manger de la recherche, faire des entretiens et synthétiser et un bagage d’auteur suffisant pour comprendre les contraintes d’écritures scénaristiques (et celles du dessin!). Ça fait partie de mon projet global des Savoirs Ambulants.

Voyez-vous des limites dans l’utilisation de la BD comme outil de vulgarisation ? 

Plein ! Sur la question de l’écriture, justement. Si la BD de vulgarisation a acquis ses lettres de noblesse, je trouve qu’elle arrive parfois à une forme de limite : quand elle est réduite à un ensemble de cartouches de texte avec des illustrations – souvent comiques – ou toujours trop empreinte d’une écriture scientifique – ce qu’il m’arrive de faire aussi ! A mon sens, on risque de perdre l’un des intérêts de la BD : raconter une histoire. En gros, quand le lecteur ou la lectrice ne se demandent pas vraiment ce qu’il va se passer à la page suivante, je me demande si on a pas loupé un truc. Pareil lorsqu’on lit une bande dessinée et qu’on se rend compte qu’on avait pas forcément besoin d’images, où que l’histoire était un prétexte au service d’un propos scientifique, c’est un peu dommage, et en tant que lecteur, je trouve ça très frustrant. Pire, parfois, on a l’impression de bosser en lisant une BD ! C’est un de mes chantiers à venir : réfléchir à un projet qui supprime (enfin!) cette « voix off », qu’on berce les lecteurs et lectrices avec des savoirs ET une histoire qui les accroche vraiment.

Depuis le début de l’année, vous publiez les Feuilletons de Ptolémée. Des planches pleines d’humour relatant des savoirs géographiques. C’est un peu votre quartier libre non ? Envisagez-vous une publication papier ?

Alors oui, c’est complètement mon quartier libre. C’est une démarche un peu expérimentale avec une problématique particulière : travailler sur la cartographie qui est un objet visuel, dans un objet visuel qu’est la bande-dessinée. Et ça n’est pas évident, sauf à placarder des cartes dans toutes les cases, mais du coup, on quitte la bande dessinée et/ou on devient très lourd. L’idée des Feuilletons de Ptolémée, c’était de me dire, je veux montrer une carte sans l’afficher comme ça, « pouf », et ça passe par plusieurs astuces. Les personnages peuvent faire des croquis, une carte peut être affichée sur un mur, ou sous la forme d’une structure, bref, il faut que les personnages aient vraiment les cartes dans les mains, quitte à s’asseoir sur le prestige de certains documents.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Le Scandale de Mercator.

En termes d’écriture, j’essaye aussi d’avoir une narration qui laisse le moins possible la place à un commentaire « voix off ». Il y a déjà une différence entre le premier épisode et le second. Mon objectif c’est d’arriver à ce qu’il n’y en ait quasiment plus, qu’on soit vraiment dans une démarche où on écoute des personnages parler en restant dans le côté attractif et sympa de la bande-dessinée. Je ne sais pas si les Feuilletons de Ptolémée feront l’objet d’une publication papier. Mais qui sait !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Terra Australis

Par contre, je travaille sur un projet d’album d’histoire de la cartographie qui serait une pure fiction, sans commentaires, sans « voix off ». J’essaie d’atteindre cet objectif qui est de reprendre un scénario de bande dessinée classique, avec un début, une montée en tension, des retournements de situation qui tiennent en haleine le lecteur ou la lectrice et une chute complètement inattendue. Bon, ça c’est théorique encore, mais c’est vraiment un challenge pour moi ! J’adorerais que ce projet fasse l’objet d’une coédition, avec une maison d’édition de la BD et un institut qui soit de près ou de loin rattaché à la cartographie.

Selon vous, comment l’illustration participe-t-elle à une diffusion plus globale des enjeux sociaux et territoriaux ?

La bande dessinée c’est un objet séduisant, c’est une image qui a une attractivité plus forte qu’un texte et puis ça permet de mettre en scène des outils visuels, d’être plus expressif, d’utiliser des métaphores… La métaphore, par exemple, est énormément utilisée en bande dessinée, on exagère une situation mais du coup on la comprend très bien. C’est vraiment l’adage selon lequel un dessin vaut mieux qu’un long discours. Ça permet aussi de mettre sur la table des sujets qui ne sont pas très sexy de prime abord. La BD que j’ai réalisée sur la répartition territoriale des agences de Pôle Emploi par exemple, ne fait pas rêver alors que ce sujet a des incidences majeures sur l’accompagnement des demandeurs d’emploi. En bande dessinée, j’ai l’impression que le lecteur ou la lectrice acceptent plus facilement de rentrer dans des sujets complexes, c’est marrant.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Pôle Emploi loin de chez vous.

Un autre projet qui avait cartonné, c’était une bande dessinée sur le coût énergétique du transport de marchandise sur la base d’un travail de recherche qui avait fait polémique à l’époque car il mettait en doute que la production locale soit une bonne idée. En somme, c’était de dire que le transport de la production locale est extrêmement carboné – un gars qui fait 10 bornes avec trois côtelettes bio dans sa camionnette -, alors que paradoxalement, quand on amène cinq mille gigots de Nouvelle-Zélande, le transport est tellement bien organisé et rentabilisé sur le plan énergétique (pour réduire les coûts) qu’on arrive à des produits moins énergivores. Ça ne veut pas dire que la production locale n’a pas d’intérêt, évidemment, mais qu’elle ne peut pas faire l’économie d’une réflexion « logistique » sur son organisation. Typiquement, là, entre l’article et la bande dessinée, il y a quand même une marge, il fallait en sortir le jus pour que ce soit intéressant : on parle de calculs savants sur le transit de kilos de viande à travers le monde… faut s’accrocher.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr –  Extrait  de Elmar Schlich une théorie gênante.

Dans le genre pas sexy, j’ai aussi publié un article en BD sur le décentrement des plateformes logistiques en Île-de-France. Dans ces cas-là, la bande dessinée a des atouts à faire valoir. Après, il faut être honnête, avec des sujets pareils, on ne touche pas un public massif non plus, je sais que mon travail est lu par des professionnelle.s, des enseignant.e.s et des étudiant.e.s. Même si la bande dessinée a beaucoup d’atouts, l’humour, le rebondissement, le dessin, c’est un objet culturel avec des codes, il nécessite un certain bagage culturel quand on parle vulgarisation scientifique. Je me targue de faciliter l’accès mais je ne peux pas le faire auprès de tout le monde, il faut déjà être dans un monde où on tombe sur la bonne information, rester accroché, avoir le temps et y trouver un intérêt.

Vous semblez intéressé par les questions urbaines et d’aménagement, comment traduisez-vous vos engagements aux côtes de ces géographies ?

Mon engagement se traduit d’abord par le choix de mes sujets de publication : j’ai beaucoup travaillé sur les politiques de la ville, sur le logement social, avec des populations précaires, sur la logistique urbaine et les circuits courts. La bande dessinée peut aussi permettre de poser sur la table certains sujets qui laissent place à la réflexion. Il y a quelques années, ATD Quart Monde, une association de lutte contre la précarité, avait sorti un bouquin qui s’appelait « 100 préjugés sur les pauvres et la pauvreté » où les auteurs les déconstruisaient point par point. Ils m’avaient alors contacté pour que je travaille avec eux sur leur revue, qui paraissait tous les mois pour traiter un préjugé en une planche. La toute première que j’avais faite était sous forme d’une question – « Doit-on obliger les bénéficiaires du RSA à travailler ? ». Là, typiquement, je trouvais intéressant de reprendre l’histoire du RSA, et avant elle celle du RMI, qu’on a un peu oubliée, RMI qui avait été créé selon un principe unique : la société ne laisse pas mourir ses citoyenn.e.s, donc le droit de (sur)vivre doit leur être attribué automatiquement. Et surtout sans devoir en retour… Des retours en arrière qui ne sont pas sans intérêt pour regarder le présent ! 

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Elmar Faut-il obliger les bénéficiaires du RSA à travailler – ATD Quart Monde

Vous avez publié quelques planches sur la commune de Harnes dans le Pas-De-Calais en proposant ainsi, un récit du territoire sur une vingtaine d’années. Ce genre de médiation permet au lecteur non averti, une appréhension sensible du lieu et de ses enjeux. Pouvez-vous commenter ce travail de mise en récit du territoire ?

En 2016, c’est une agglomération avec beaucoup de difficultés, une grande précarité, un territoire et des habitants qui ont du mal à revenir de leur histoire minière, à se projeter vers l’avenir. Les élus se sont dit qu’il serait bien de réfléchir sur une fiction de prospection, ils m’ont donc contacté. L’idée était alors d’écrire une fiction qui permettrait au citoyen lambda de se dire « bah tiens ce sera chez moi comme ça dans 20 ans ». On a mobilisé une forme de prospective territoriale en utilisant la fiction, à travers des personnages comme vous et moi. L’idée c’était de montrer un territoire qui a changé en dispersant des petites informations dans une histoire a priori anodine qui font que le lecteur ou la lectrice qui habite dans ce coin-là va bien comprendre que des choses ont changé. Par exemple, à l’époque, un des gros projets, c’était d’installer un port à Harnes qui était juste un endroit où passait le canal, dans le cadre du projet Canal Seine Nord Europe. Les planches dépeignent alors l’existence de ce port, de la capitainerie, des emplois que cela crée. Martin – mon personnage principal, découvre tout ça, va visiter un centre bourg qu’il ne reconnaît pas car il y a eu une politique de réhabilitation, se promène dans des parcs nouveaux, discute avec des gens au comptoir d’un bar, etc. Lorsqu’il cherche la maison de sa grand-mère, il se rend en fait compte qu’elle n’existe plus mais qu’elle à été remplacée par un habitat participatif tout en bois, car on a fait de la revalorisation des entreprises forestières, etc.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Du noir au vert escale à Harnes – Lens-Liévin Agglomération

C’était en soit une manière douce de décrire un programme politique, à travers une fiction courte et sans prétention. Malheureusement, le projet n’a pas complètement abouti. Mais la BD a quand même vu le jour !

Quels sont les apports du terrain dans la production artistique ?

J’ai toujours aimé faire du terrain, pendant mes études ou lorsque j’ai travaillé en bureau d’étude, en tant que chef de projet sur les questions de logement, de sociologie de l’habitat plus précisément, où j’en ai fait beaucoup. Après, il y a certains projets où je n’ai pas besoin de terrain. C’est un peu de la géographie de cabinet ! Typiquement, pour les Feuilletons de Ptolémée, c’est énormément de lectures, de livres, d’articles, et beaucoup de mails échangés avec des spécialistes. Par contre, le terrain me pose souvent problème : c’est chronophage, et la BD aussi… Par exemple dans le second épisode de Ptolémée, il y a quinze ou seize planches et une planche équivaut environ à une ou deux journées de travail. Sans prendre en compte le temps dédié à l’état de la littérature… Le truc c’est que je suis toujours en balance quand je travaille avec mes « employeurs », entre le temps passé sur place, et le temps qu’il me faut pour écrire, dessiner, coloriser, retoucher, etc. Dans les faits, le terrain est souvent baissé au profit de la réalisation graphique. Lorsque j’en fait, j’ai plus une posture d’observateur que d’enquêteur, je prends des photos, des notes, je discute avec un peu tout le monde. Je pense aussi que le parcours de géographe façonne l’esprit et le regard sur le territoire, on ne comprend pas tout ce que l’on voit mais on repère un certain nombre de choses, on a des indicateurs, dont on ne se défait plus trop.

Vous déjouez la cartographie avec fantaisie dans le challenge #30daysmapchallenge, pouvez-vous présenter le projet ?

Je ne connaissais pas ce projet-là deux jours avant de participer, c’est comme un concours collectif, qui consiste à publier une carte par jour avec un thème donné à l’avance. Il n’y a qu’une seule règle : la carte doit être faite par toi et pour ce concours-là. Je trouvais ça assez chouette. Moi, je suis un quart de géographe (rires) du coup je me suis demandé ce que je pouvais en faire. Prendre le contre-pied de ce concours assez sérieux, avec des gens pleins de rigueur et très doués, donc je me suis amusé à faire des cartes totalement absurdes… Mais pas complètement. En réalité, je  m’amuse sur des aberrations cartographiques, comme si je prenais les curseurs avec lesquels on fait une carte en les déréglant un par un. Pour la petite histoire, je me souviens de mon tout premier cours de cartographie informatique. C’était un exercice à l’échelle des départements, et l’enseignante était venue me voir pour me dire que les couleurs que j’avais choisies étaient totalement absurdes, du genre « tu as choisi des nuances de rouge pour parler… des réserves en eau par département ». Voilà. Je vous ai dit que j’étais un géographe de pacotille !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – 30DaysMapChallenge

Entretien réalisé par Charlotte Carpentier.

Quand les cartes deviennent des œuvres d’art: les fictions cartographiques de Kobri.

Introduction: Dans cet article, l’artiste Kobri, cartographe de l’imaginaire, nous présente quelques unes ses œuvres et l’influence de la géographie dans son travail. Vous pouvez trouver d’autres cartes sur son site internet : https://katokobri.worpress.com. Bonne exploration !

Avertissement : le travail présenté ci-dessous n’est pas un travail scientifique; toute ressemblance avec des fleuves ou montagnes existants serait purement fortuite.

Il y a quelques années, j’ai commencé à dessiner mes propres cartes, et à m’en servir comme supports pour formaliser des lectures du monde. Je suis parti de l’idée qu’une carte peut raconter une infinité de choses vues, vécues, racontées, comprises et surtout peut-être, incomprises. Elles tentent d’exposer des faits, de développer des histoires, de fixer des mémoires, en détournant les lignes, les contours, les toponymies. Elles parlent aussi bien de la crise des réfugiés en Syrie, que du sentiment de procrastination, de la généalogie d’un club de foot ou encore des tubes des années 80.

Je réalise ces cartes à la main (crayons de couleur, feutre, plus généralement à l’aquarelle), et elles sont donc par nature fausses, géométriquement suspectes. Elles obéissent à quatre exigence ou besoins impérieux (dessiner, fouiller, inventer, raconter) que je placerai sous la bienveillance tutélaire de quelques personnages fameux.

« La géographie, ça sert d’abord à faire du coloriage »

  • Ainsi s’exprimait Yves Lowcost en 1976 dans son retentissant « Taille-crayon et Géolocalisation ». Il y a d’abord le plaisir de s’emparer du crayon, du feutre ou du pinceau pour redessiner les contours du monde, sans se formaliser de l’exactitude absolue qui par bonheur n’existe pas en cartographie, mais au moins trouver le bon dégradé pour signaler un canyon ou le passage du désert à la savane. La plupart de mes cartes sont des cartes du relief et/ou du couvert végétal, pour des raisons esthétiques et pour le plaisir de suivre au pinceau un trait de côte, de former une chaîne de montagne et le creusement d’une vallée… Le travail à la main, avec toutes ses imprécisions, ses tremblements, ses ratures minuscules, permet de s’approprier ces espaces, planisphères, régions d’Afrique centrale et autres fjord du Groenland, dont je peux ensuite faire ce que je veux.

« Un autre monde est probable »

  • Suivant l’intuition du Sous-Commandant Al-Idrisi, mes cartes me servent à fouiller un sujet, d’actualité ou personnel (souvent les deux, car cette actualité touche nos vies, en l’effleurant seulement, la bousculant parfois). Comment se répartissent les tueries de masse sur le territoire des États-Unis, et quels critères d’explication trouver ? À quoi ressemblera le Groenland dans un siècle, après une fonte totale de l’inlandsis ? À quoi ressemble ma Californie, c’est à dire un territoire où je n’ai jamais mis les pieds mais que mes lectures romanesques ont peuplées d’images, d’histoires et de personnages ? L’idée part toujours du dessin, de la couleur d’un territoire dans lequel s’absorber, en orbite satellite autour d’un atlas.

« Le croissant fertile se trouve entre l’Égypte et la Maison Pothamy »

  • (Naïm C., 2015). L’imaginaire de mes cartes doit énormément aux élèves du collège Aimé C. dont les inventions toponymiques construisent des mondes parallèles; elles s’alimentent aussi  des lapsus quotidiens, des approximations journalistiques, sans parler du champ immense de la dyslexicologie. Dans un monde où tout va de plus en plus vite, même le trivial poursuit, le Cap d’Agde devient vite la capitale de l’Irak. Les noms de lieux qui nous entourent, tous nos toponymes, ont une durée de vie; beaucoup n’avaient aucun sens il y a une centaine d’années et n’en auront probablement plus dans dans le même laps de temps en direction du futur; ces noms se mélangent se confondent, dans le flot de l’actualité et de notre géographie personnelle du monde. Au printemps 2019, Notre Dame de Paris est en feu, tandis que plusieurs cyclones frappent les populations du Mozambique et on peut retrouver ces deux événement sur une même carte de compassion – et d’absence de compassion.
  • « On peut cartographier de tout, mais pas avec n’importe qui. » (Galileo Galilei, 1615). Si des analphabètes en armure ont décidé de nommer des pays entiers au XVIème siècle, rien ne nous interdit d’envisager de les changer, transformer, travestir. De faire coexister sur de  nouvelles cartes, des lieux, des informations, des souvenirs, des associations d’idées et des inventions, au gré des événements planétaires ou des souvenirs intimes; fixer des faits avec une volonté encyclopédique, mais aussi des mémoires que le temps emporte inexorablement; fabriquer ses propres cartes du monde et de proposer des clés de lecture, pour être moins dépendant de celles qui s’imposent à nous quotidiennement.

Les cartes présentées ici font partie d’une série en cours (modèles 20X20 cm, aquarelle, toponymie à la main puis sous Inkscape, échelle 1/5 000 0000 ou 1/6 000 000). L’objectif est de représenter un territoire et son relief, support de fouille d’une thématique d’actualité, d’un imaginaire associé, d’un impératif mémoriel. L’ambition serait d’en faire un atlas, où chaque territoire est associé à un thème différent. D’autres séries et types de cartes sont visibles sur mon site https://katokobri.worpress.com .

« Combien de réfugiés français dans les pays voisins ? », mars 2018.
Pour cette carte réalisée au moment de l’offensive du régime syrien sur la Ghouta orientale, j’ai imaginé le nombre de réfugiés que provoquerait un conflit tel que celui qui dure depuis 9 ans en Syrie pour un pays comme la France (au prorata de la population déplacée dans les pays voisins).


« Dysrak », mars 2018.
Une carte dyslexique de l’Irak, initiée par les lapsus, associations d’idées, dyslexies quotidiennes.  


« Notre Dame du Mozambique « , avril 2019.
Plusieurs cyclones ravagent le Mozambique et provoquent des centaines de milliers de sans-abris. En France, une vieille église brûle.


« Groenland 2119 », mai 2019.
Une carte qui extrapole, imagine un Groenland après la fonte de l’inlandsis.


« Californie Fictions », juin 2019.
Une carte de la Californie des romans. C’est un choix personnel, sans volonté d’exhaustivité mais qui a construit ma vision de ce territoire où je ne suis jamais allé.


« Egypte, une carte géolexicale de poche », janvier 2020.
Il y a longtemps, j’ai passé deux ans à enseigner en Egypte; cette carte expérimentale a pour objectif principal de fixer le vocabulaire plus ou moins utile de mon quotidien: nombre de mots évidemment contraints par la taille de la carte.

Depuis le début du confinement je me suis lancé le pari de faire une carte par jour, en format 10X25, relatant mon rapport à cette situation et les échos de l’actualité qui nous parvient. Il y en a 20, 20 versions différentes de ces jours immobiles; j’ai fini par arriver au bout de mon papier aquarelle 10X25. Je continue maintenant sur des formats A4, en essayant de constituer un atlas transconfinental, improvisé et évolutif.

A voir sur https://katokobri.worpress.com !