Gentrification ou embourgeoisement ? Episode 4: la Silicon Valley, la ségrégation socio-spatiale dans une suburb de luxe à San Francisco (par Marine Berthelet). 

L’arrivée de catégories pauvres dans une région très riche engendre de nombreux problèmes socio-économiques, dont la ghettoïsation. L’embourgeoisement dans la baie de San Francisco est marqué par un phénomène de suburbisation et de forte ségrégation sociale. La présence de millionnaires et multimillionnaires dans la Silicon Valley crée un entre-soi d’ultras riches. 

Le revenu annuel moyen par famille et par personne dans quelques municipalités (communities)
Source : Laurent Carroué, « La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance étatsunienne », Géoconfluences, mai 2019.

Les ultras riches se regroupent principalement dans les villes de Altos Hills et de Palo Alto à proximité de Stanford. Ces deux villes ont un revenu médian très élevé. L’achat d’une propriété, évaluée à plus de 3 millions de dollars, devient inaccessible même si le revenu par habitant est 60 % supérieur à la moyenne californienne. Le salaire moyen des 1 % les plus riches a augmenté de 219 % depuis le début des années 2000 grâce au boom de la haute technologie. Dans le même temps, le salaire moyen des 99 % restants s’est accru de 34 %.

La baie de San Francisco est le territoire le plus riche des États-Unis, avec 47 millionnaires pour 1000 habitants en 2010 (Lemhan-Frisch et Leriche). Parmi eux, un quart tire leur fortune des hautes technologies (Lemhan-Frisch). Les ultras riches se concentrent principalement dans la Silicon Valley, car c’est le berceau de l’économie de la connaissance et du numérique. Les sièges sociaux de nombreuses entreprises multinationales y sont situés, ce qui en fait un lieu de pouvoir indéniable. La Silicon Valley a pour ambition d’attirer les talents les plus qualifiés au monde dans la logique du brain drain. Les ingénieurs sont recrutés à l’échelle internationale, souvent à plus de 30 % du prix du marché du travail. 

Les ultra-riches se réunissent dans un club très sélectif, un des plus élitistes du pays, le Menlo Circus Club à Altherton. Le ticket d’entrée s’élève à 250 000$. L’adhésion coûte 60 000$ et l’abonnement mensuel est de 500$. Être membre du club offre beaucoup d’avantages, il permet d’entrer dans un réseau très influent où figurent des personnalités célèbres au monde. 

La concentration des plus riches dans un entre-soi ne produit pas les effets classiques d’éviction de populations pré-établies.  L’embourgeoisement se matérialise par une impossibilité de se loger pour les travailleurs, entraînant alors des pratiques de contournements pour les worker homeless (travailleurs sans domicile) et les workampers (travailleurs campeurs). Face aux coûts de la vie trop importants dans la baie de San Francisco, il y a de plus en plus d’habitants utilisant des pratiques de contournement. Les Workampers sont de plus en plus nombreux, ils utilisent des caravanes ou des camping-cars pour se loger qu’ils achètent à un prix variant entre 5 000 et 20 000 $. Il y a plusieurs avantages à cet habitat, comme sa mobilité ou son coût rapidement amorti. Il s’est développé sur la plupart des routes menant de San Francisco à la Silicon Valley. Cependant, cet habitat demeure précaire, soumis aux conditions météorologiques, à l’insécurité ou au manque d’hygiène. 

Sans abris dans la Silicon Valley.
Source : NBC News, 15 septembre 2021.

D’autre part, on peut évoquer la condition des worker homeless appelés aussi « nomades », qui vivent dans leur voiture. Le reportage de l’Effet Papillon montre les conditions de vie dégradées d’une professeure de l’université de San José, Ellen James Penney, qui vit dans sa voiture avec son mari. Cette paupérisation est accentuée par l’absence d’accès à l’eau courante et au manque d’hygiène. Les worker homeless mettent alors en place des stratégies de contournement afin de ne pas être stigmatisé comme un sans-abri.  

« La Silicon Valley peut-elle trouver sa boussole morale dans la lutte contre les sans-abri ? »
Source : Gabrielle Lurie, The Guardian, 3 novembre 2018.

L’embourgeoisement dans la baie de San Francisco est ainsi un condensé de l’explosion des inégalités socio-économiques à l’œuvre aux Etats-Unis aujourd’hui. 

Article et étude de cas réalisés par Marine Berthelet.

Bibliographie:

Carroué Laurent, « La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance étatsunienne », Géoconfluences, mai 2019. 

Ghorra-Gobin Cynthia. « De l’alliance de la ville et de la haute technologie : les enseignements de la Silicon Valley ». L’Espace géographique, tome 21, n°2, 1992. p.109–118. 

Lehman-Frisch Sonia. « « Gentrifieurs, gentrifiés » : cohabiter dans le quartier de la Mission (San Francisco) », Espaces et sociétés, vol. 132–133, no. 1-2, 2008, p. 143–160. 

Lehman-Frisch Sonia, et Frédéric Leriche. « La Silicon Valley. Symbole du capitalisme industriel américain ? » La Géographie, vol. 1580, no. 1, 2021, p. 24–29. 

Lehman-Frisch Sonia et Authier Jean-Yves. « Exposer ses enfants à la mixité. Discours et pratiques des parents de classes moyennes-supérieures dans deux quartiers gentrifiés de Paris et San Francisco ». Politiques sociales et familiales, n° 117, 2014. Dossier « La résidence alternée ». p. 59–70. 

Lehman-Frisch, Sonia. « San Francisco, ville injuste ? La capitale du progressisme états-unien à l’épreuve de la croissance des inégalités », Annales de géographie, vol. 714, no. 2, 2017, p. 145–168. 

Leriche Frédéric, « Les paradoxes de la puissance californienne », Géoconfluences, juillet 2015. 

Magda Maaoui, « East Palo Alto : un suburban ghetto au cœur de la Silicon Valley (Californie) », Urbanités, mis en ligne le 13 mai 2015. 

Walker, R.P. et Schafran, « L’étrange cas de la région de la baie ». Environnement et planification, 2015 

Vidéographie :

L’Effet Papillon, 13 juin 2018, États-Unis : sur la route, YouTube, 20.36 min. 


Gentrification ou embourgeoisement ? Episode 3: l’embourgeoisement par l’effet-frontière, le cas de la métropole luxembourgeoise à Yutz-Thionville (par Matteo Failla).

Située dans la région Grand-Est, l’agglomération de Yutz-Thionville est un ancien bassin industriel et sidérurgique de Lorraine. Le territoire a su tirer profit de sa proximité avec le Luxembourg, se détachant nettement de la trajectoire régionale marquée par un fort déclin économique depuis les années 1970. En 2016 ce sont plus de 90 000 frontaliers français qui font le déplacement, soit 26 000 emplois en 2013. Le poids grandissant des emplois frontaliers a fait évoluer l’habitat dans ces deux villes. Certains quartiers sont ainsi en proie à un processus d’enrichissement transfrontalier lié à la dynamique de métropolisation de Luxembourg. 

Extrait de la carte IGN au 1/170 000ème de la frontière entre la France et le Luxembourg.

Les mutations observées à Yutz-Thionville passent avant tout par l’arrivée de nouveaux groupes socio-professionnels. En effet, l’augmentation rapide des travailleurs frontaliers a eu pour effet de renforcer la place des classes sociales les plus aisées dans un territoire à la tradition populaire et ouvrière. La présence des frontaliers est visible dans l’espace public, notamment avec les nombreuses voitures haut de gamme, immatriculées au Luxembourg, des biens positionnels typiques. Les frontaliers profitent de l’écart de revenus entre la France et le Luxembourg. S’afficher avec une voiture Porsche (911 turbo s) d’une valeur de 279 000 euros, est ainsi une marque de distinction sociale caractéristique des nouveaux riches. Or, les pratiques sociales de cette classe aisée s’éloignent des discours de la bourgeoisie participant aux processus de gentrifications (mixité sociale, écologie). En effet, les gentrifieurs identifiés par la littérature scientifique sont d’abord des intellectuels tandis que l’affichage de la réussite matérielle par la voiture est un positionnement de nouveau riche ou de riche à faible niveau d’études. Cette opposition se retrouve dans la grille d’analyse de Bourdieu entre ceux qui sont « en haut à gauche » et ceux qui sont « en haut à droite ». Si l’on s’en tient à ces catégories socio-économiques, on est confronté davantage à Yutz-Thionville, à un embourgeoisement plutôt qu’à une gentrification au sens strict du terme.

Photographie de terrain devant la gare de Thionville. Source: Failla, février 2023

L’habitat pavillonnaire est un autre marqueur de la fracture sociale à l’œuvre. De très nombreux lotissements pavillonnaires ont été construits dans l’agglomération de Yutz-Thionville ces vingt dernières années. Les frontaliers achètent des logements pavillonnaires proches des axes routiers. L’accès rapide à l’A31 est très convoité, ce qui entraîne une spéculation immobilière en fonction de la proximité à l’autoroute vers le Luxembourg. Les promoteurs profitent ainsi de cette rente de situation pour lancer de multiples programmes de construction de pavillons, en particulier à Yutz, où l’espace foncier disponible est plus accessible qu’à Thionville. La concurrence pour un logement rare, devenue plus forte, entrave alors l’accession à la propriété des populations moins aisées. La pression foncière se fait ainsi de plus en plus ressentir car la demande surpasse largement l’offre. 

Quartier pavillonnaire de Yutz. Source: Failla, février 2023.

L’enrichissement progressif des frontaliers se lit dans le phénomène de spéculation immobilière, comme on peut le voir dans le quartier de la gare de Thionville. Un article de Marine Proudhon (2022) présente un projet de renouvellement du quartier populaire de la Côte des Roses. Les promoteurs immobiliers veulent transformer le quartier HLM en territoire destiné aux classes moyennes supérieures, comme le montrent les dessins d’aménagement du quartier à venir. 

Le site se Loger.com permet de rendre compte de l’explosion des prix du m2 autour de la gare et des axes routiers utiles pour se rendre au Luxembourg

Les barres d’immeuble du quartier des Roses, prévues à la démolition.

Une vision d’urbaniste en charge de rénover le quartier des Roses pour y accueillir de nouvelles classes aisées. Source : Mairie de Thionville.

Cependant, si ces mutations économiques induisent de nouvelles formes urbaines, on n’observe pas de la part des politiques publiques locales un véritable programme urbain qui vise explicitement l’embourgeoisement du territoire. Ainsi la construction rapide de nouveaux logements révèle un simple besoin d’habiter près d’un axe routier pour se rendre facilement au travail dans le cadre de mobilités pendulaires. Les classes moyennes aisées se distinguent par un certain type de pavillonnaire et souvent même plutôt par le choix de la maison de ville ou du petit collectif de qualité. L’embourgeoisement transfrontalier à Yutz et Thionville ne relève pas du même mouvement que la gentrification qui se traduit par l’accaparement des bâtiments vétustes par une classe bourgeoise consciente d’elle-même[1].

La possession d’une Porsche et d’une villa dans le périurbain sont des pratiques spécifiques aux classes moyennes enrichies ici par l’effet frontière. Pour autant, la production standardisée de pavillons est destinée aux classes moyennes. L’embourgeoisement est donc à nuancer. La dynamique transfrontalière, couplée à celle de la métropolisation de Luxembourg, modifient la valeur du foncier, et par conséquence la répartition des groupes sociaux dans la ville. Les populations les plus précaires se déplacent vers les périphéries rurales moins accessibles alors que les nouveaux riches s’installent à proximité des plateformes multimodales et des axes routiers majeurs. Cette éviction des plus pauvres n’est cependant pas un mouvement uniforme, car on note des résistances comme le prouve la persistance de logements insalubres dans le quartier de la gare.

Photographie de terrain, l’immeuble délabré aux abords de la gare de Thionville. Source: Failla, février 2023.

Article et étude de cas réalisés par Matteo Failla.

Bibliographie:

Carroué Laurent, La France des 13 Régions, Chapitre « Grand Est », p. 88-92.

Marchal Hervé, Stébé Jean Marc, « Après les villes et les banlieues, les gentrifieurs envahissent le périurbain », Métropolitiques, 2 décembre 2019.

Marine Proudhon, « Thionville : le quartier Côte-des-Roses/Bel-Air s’offre un second souffle », La Semaine, 17 mars 2022

Jianyu Chen, Philippe Gerber et Thierry Ramadier, « Dynamiques socio-spatiales des actifs lorrains au regard de la métropolisation transfrontalière luxembourgeoise », Espace populations sociétés, 2017/3


[1]  Cette classe précisément décrite par Anne Clerval dans Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale. La Découverte, « Poche / Sciences humaines et sociales », 2016