La France des écrivains

Vous trouverez sur ce site intitulé La France des écrivains une intéressante cartographie collaborative avec des extraits d’œuvres littéraires, relevant du domaine public ou qui autorisent les courtes citations, et qui sont liées à des territoires. Près de 800 œuvres (et donc lieux associés) y sont déjà référencées. Une initiative de la librairie Ivres de Livres à Strasbourg. Un petit exemple ci-dessous avec le Plateau de la Suchère décrit par Francis Ponge.

Plateau de la Suchère – Francis Ponge

Tout de suite avant la fenaison, des champs immenses d’une tisane merveilleuse (herbes et fleurs fanées, rousses sur tiges encore droites), limités par des chemins creux comme des filons de pierres et de fleurs vives. D’autres champs de blé encore verts mais légers et tout étoilés à mi-hauteur des bleuets.

Et, plus loin, des genêts jusqu’aux sapinières de moyenne hauteur, précédant elles-mêmes ces vieux bois de grands pins éclaircis à leur base, à travers quoi l’on aperçoit la majestueuse silhouette des hautes Cévennes nues et bleues, aussi nobles et sévères que les Apennins de Mantegna.

Et quel temps ! Quel air ! Pour ces premiers plans de Van Gogh et ces fonds de Mantegna.

Francis Ponge. Petite suite vivaraise. (Gallimard).

Remonter la Marne

Je ne sais pas s’il mérite d’intégrer le Dictionnaire des géographes, je laisse la responsabilité de cette décision aux experts de La géothèque, mais il est certain que Jean-Paul Kauffmann écrit des récits géographiques. Journaliste français né en 1944, Jean-Paul Kauffmann a été enlevé à Beyrouth en 1985 et a subi trois ans de captivité avant d’être libéré. Il a publié une dizaine d’ouvrages, très souvent des récits dont les titres mêmes évoquent la thématique majeure de son oeuvre : le voyage et la liberté (les deux n’étant pas nécessairement synonymes, bien sûr) : La Chambre noire de Longwood : le voyage à Sainte-Hélène (sur les dernières années de Napoléon et l’île de Sainte-Hélène aujourd’hui), L’arche des Kerguelen : voyages aux îles de la désolationCourlande (un territoire situé en Lettonie). Jean-Paul Kauffmann est aussi un grand amateur (et spécialiste) de vin, notamment de Bordeaux et de Champagne, et a écrit plusieurs ouvrages sur la question. Or quoi de plus géographique finalement que le vin, boisson issue d’un terroir, d’un paysage, de particularités géologiques et météorologiques ?

Dans son dernier ouvrage, Remonter la Marne, il narre son voyage à pied de Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), où la Marne se jette dans la Seine, au plateau de Langres (source de la Marne). Il a suivi pendant quelques semaines les méandres de la Marne. Il écrit magistralement sur la rivière (qui selon Kauffmann mériterait le titre de fleuve étant plus longue que la Seine, même si – pour les géographes – le terme fleuve revient au cours d’eau qui se jette dans la mer) et les paysages qui la bordent. La géographie du fleuve épouse aussi l’histoire et la littérature quand Jean-Paul Kauffmann raconte la bataille de la Marne, les liens de la Marne avec les vins de Champagne ou les illustres écrivains qui ont habité au bord de la rivière (Bossuet à Meaux, Jean de la Fontaine à Château-Thierry, André Breton à Saint-Dizier…) ou qui ont écrit sur la Marne (Simenon par exemple). Le style est précis, subtil, raffiné (sans ostentation). Comme souvent, les récits de voyage à pied sont les plus adaptés pour comprendre le fonctionnement d’un paysage, cerner les anfractuosités d’un territoire, observer les détails et les points de rupture.

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Honfleur par Flaubert : une géographie du sensible

« Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n’oublia pas la date), Victor annonça qu’il était engagé au long cours, et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sa goélette qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait, peut-être, deux ans parti.

La perspective d’une telle absence désola Félicité ; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues qui séparent Pont-l’Evêque de Honfleur.

Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas ; des gens qu’elle accosta l’engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres. Puis le terrain s’abaissa, des lumières s’entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel.

Au bord du quai, d’autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain ; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait ; et un mousse restait accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l’avait pas reconnu, criait « Victor ! » ; il leva la tête ; elle s’élançait, quand on retira l’échelle tout à coup.

Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile avait tourné. On ne vit plus personne ; – et, sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire qui s’enfonça, disparut. »

Gustave Flaubert, Un cœur simple, 1877.

On aimerait parfois que la géographie soit écrite comme un conte de Flaubert. L’un des objectifs de la géographie est de décrire, d’expliquer, de comprendre l’espace des Hommes. Cet objectif fait référence au sensible, car il faut bien accéder à l’espace par les sens pour le décrire et l’expliquer. Bien souvent, on se limite dans cette description aux éléments visuels, horizontalement (photographie ou croquis de paysage) et surtout verticalement (plan, carte, photographie aérienne…). La littérature est là pour nous rappeler qu’un espace n’est pas seulement visible en deux ou trois dimensions, il est également audible, tactile, odorant … Dans l’extrait précédent, Flaubert décrit une expérience spatiale sensible (un trajet de quatre lieues aboutissant à la ville de Honfleur dans le Calvados). Cette expérience est évidemment visuelle (« des lumières s’entrecroisèrent », « sur la mer argentée »), mais aussi auditive (« hennissaient », « on entendait chanter des poules », « jurait », « criait », « en chantant »), tactile (« se heurtait », « se bousculaient ») et même odorante avec les « barriques de cidre » et les « paniers de fromages ».

Il s’agit bien d’un espace vécu, formidablement illustré. Armand Frémont, l’inventeur de cette notion, s’est d’ailleurs appuyé sur la littérature pour l’illustrer. (carte ci-dessus)(1). L’espace est d’autant plus vécu qu’il est parcouru par l’héroïne. On peut retracer son parcours ; le « calvaire » évoqué par Flaubert correspond peut-être à celui signalé par la carte IGN au lieu dit « La Croix Rouge ». De plus, l’extrait souligne le rapport de dépendance entre le vieux port de Honfleur et le port du Havre, construit au XVIe siècle par François Ier sur un site plus favorable au grand commerce. Les marchandises entassées sur le quai attendent de traverser l’embouchure de la Seine, qu’aucun pont ne traverse avant Rouen, et ne quitteront la France qu’à partir du Havre. Ce rapport de domination s’est renforcé depuis. Le port du Havre est le 5e port pour le trafic conteneurs du Northern Range avec 7,2% du trafic (2). L’importance économique du port de Honfleur est aujourd’hui négligeable en terme de trafic de marchandises (3). C’est un autre secteur de l’économie qui y est valorisé, celui du tourisme. Félicité, l’héroïne de Flaubert y découvrirait aujourd’hui des sensations différentes.

Le bassin est plus calme : les petits bateaux de plaisance ont remplacé les paquebots(4) à destination du Havre, on n’y embarque plus de chevaux. Les quais sont toujours bruyants cependant : on entend les conversations des touristes attablés, et en arrière-plan, la circulation automobile et un joueur de cornemuse écossaise. L’odeur de la mer est dominée par les odeurs de cuisson des nombreux restaurants avoisinants. Le toucher est peut-être moins sollicité que dans la bousculade de l’embarquement décrit par Flaubert, mais il est remplacé par le goût des plats et boissons consommés par les touristes. Le mouvement et l’activité se sont déplacés d’une interface (entre le quai et le bassin) à une autre (entre le quai et le rez-de-chaussée des maisons). On peut tenter de cartographier les sensations non visibles sur la photographie ci-contre, c’est l’objet du schéma proposé. Précisons qu’il n’est pas certain qu’il s’agisse du même bassin que celui décrit par Flaubert. Le bassin photographié ci-dessus était sans doute dévolu aux bateaux de pêche.


Si Félicité revenait à Honfleur aujourd’hui, et qu’elle restait sur la D62 qui longe le revers du talus, elle aboutirait à Notre-Dame-de-la-Grâce, qui offre un large panorama sur l’embouchure de la Seine. Munie de son appareil-photo numérique, Félicité pourrait immortaliser cette vue, de la pointe du Havre jusqu’au pont de Normandie (que Victor pourrait aujourd’hui emprunter, en dépit de son tarif prohibitif, pour se rendre au Havre). On peut se plaire à imaginer la description que Flaubert pourrait offrir des raffineries et du pont à haubans. (Loin de moi l’idée de suggérer un sujet de rédaction pour collégiens !). A défaut, on devra se contenter d’un croquis interprétatif (ci-dessus).