La ligne de partage des eaux est un long-métrage documentaire (1h48) réalisé par Dominique Marchais, sorti en salle le 23 avril 2014, et distribué par Les films du losange.
En ces temps de vulgate populiste sur le supposé dysfonctionnement du « mille-feuille territorial », les occasions de redonner du crédit, à ce que l’on préfèrerait appeler « le jeu d’échelle démocratique », sont suffisamment rares pour être notées. En se penchant sur les causes et les conséquences des mutations paysagères sur un bassin versant, appréhendé comme un écosystème, l’enquête géographique de Dominique Marchais apporte avec beaucoup de finesse une nécessaire nuance ondulatoire dans cet océan de contre-vérités territoriales et de tsunami réformiste. Ainsi, dès le titre, l’usage de la métaphore géographique de la ligne de partage des eaux, si elle renvoie à la frontière qui sépare des bassins versants, apparait aussi comme une ligne politique reliant des individus et des groupes qui ont quelque chose en partage.
LIGNE DE PARTAGE DES EAUX FA HD VOFR from Les Films Du Losange on Vimeo.
Une géographie totale au fil de l’eau
Le bassin versant décrit par Dominique Marchais draine en effet avec lui tout ce qui fait l’intérêt géographique, politique, sociologique et historique des études rurales contemporaines. Certes le film ne peut prétendre embrasser toutes ces problématiques, mais il a l’immense intérêt d’en faire un objet avec ses propres logiques (trop souvent traité sous le prisme d’une généralisation de l’urbain), sans le déconnecter d’un contexte général (face aux nombreux récits d’utopies locales auto-réalisatrices). En effet, s’il s’arrête sur des éléments situés qui servent traditionnellement à distinguer les territoires (paysage agricole, promotion immobilière et urbanisme, tourisme patrimonial, milieux naturels, marketing et développement économique), le film s’avère être un formidable incubateur de liens, de rencontres, et de connexions entre les espaces. Des liens fragmentés, mais rassemblés autour de ce qu’ils produisent comme relation «au pays », et aussi par la manière dont ils fragilisent de façon concomitante un écosystème global, où la campagne ne se pense pas indépendamment de la ville.
De la continuité des milieux, à la place du rural dans un monde urbain
La description de nombreux continuums entre différentes situations spatiales permet de battre en brèche l’idée d’une discontinuité apparente des milieux : tout est ici question de déplacement ; avec ces rivières toujours reliées par la même urgence environnementale ; avec ces routes sans relief, talutées et bordées de panneaux ; avec l’uniformisation de ces vestiges érigés un peu partout en patrimoine ; avec ces réseaux d’infrastructures entre un ici et un ailleurs ; avec ce désir pavillonnaire généralisé des franges urbaines jusqu’au petit bourg rural… Ces lignes, ces voies, ces réseaux, ces désirs, relient l’aménagement de l’espace à une problématique commune : comment agir ? Pour y répondre, les images de fond s’effacent alors progressivement au profit des personnages qui s’activent au premier plan. Qui ? Nous !…, semble répondre le cinéaste. En étant proche des gens – la caméra suscitant alors une étrange envie d’intervenir dans la discussion – le film permet au spectateur d’assister à des réunions publiques, à des discussions à bord d’une barque, à des conseils communautaires, à des voyages en voiture, à des réunions en plein champ, à des fêtes au coin d’un feu…, sans jamais perdre de vue l’ensemble des intérêts contradictoires qui se font face. En gardant cette tension permanente entre l’espace et les individus, Dominique Marchais déconstruit cette illusion localiste de la mémoire des lieux (à la Depardon), pour mieux produire un formidable inventaire de ce qui anime et traverse les territoires ruraux aujourd’hui. Se faisant, en mettant de côté le discours nostalgique sur la campagne, le cinéaste montre un rural qui n’est pas opposé à l’urbain, sans pour autant en faire un sous-espace : il y a continuité et dialogue entre les espaces, pour peu que l’on s’attarde à en décrire les spécificités géographiques et à en reconnaitre les dynamiques humaines qui leur sont propres.
Une mosaïque de spatialités partagées
Déjà à l’époque du Temps des grâces en 2009, son premier long-métrage sur l’impact sur les paysages de la transformation du monde agricole durant la période des trente glorieuses, Dominique Marchais avait marqué mon esprit. Notamment avec ses longs plan-séquence qui permettent de lire la complexité des espaces ruraux contemporains par la juxtaposition de leurs paysages fonctionnels. Mais paradoxalement, s’il se veut plus « géographique », ce second volet du diptyque construit par le cinéaste perd un peu de sa puissance narrative par la lecture de l’espace, mais gagne en complexité d’analyse grâce à une approche, non plus centrée sur l’espace-paysage, mais plutôt sur les spatialités des individus. En ce sens, l’image du puzzle manipulé par des mains d’enfant qui ouvre le film, invite certes dans un premier temps à embrasser la diversité des espaces ruraux par la juxtaposition de ses paysages ; mais l’on comprend vite que ce n’est pas un tableau figé et immuable : il est vieilli par le temps, incomplet, en mouvement…, et surtout, il est indissociable de celui qui l’utilise. Ainsi prends corps l’objet du film : l’espace est celui que les individus s’approprient, il est partagé, en tension, en mouvement. Car même si les références à l’ordre de la géographie physique et le recours à la notion de milieu se font récurrentes, le primat géographique du film s’affirme finalement plus dans sa dimension humaine et sociale.
Une écologie du compromis
En s’attardant sur la parole – celle des futurs habitants d’un éco-quartier comme celle du représentant du préfet, dont chacune trouve sa part de légitimité – le cinéaste dévoile en effet une ruralité en train de se faire, souvent dans le conflit, mais jamais sans compromis. Et en montrant dans son film que la politique ce n’est pas seulement prendre des décisions, mais que c’est aussi comment et à qui on parle, Dominique Marchais offre un formidable démenti à ceux qui ne voient le rural que par la lorgnette de ses images d’Épinal, ombre portée des fantasmes urbains sur les campagnes. Car derrière les risques d’uniformisation, les espaces ruraux vivent et se débattent pour faire valoir leur originalité dans les nombreux méandres des compromis entre environnement et développement. Certes la démarche du cinéaste peut paraître militante, et son apparente proximité avec les thématiques écologiques peut laisser craindre à quelques échappées sauvages moralisatrices. Mais il ne se pose jamais en donneur de leçon, car ici rien n’est simple et tout se discute. La Ligne de partage des eaux ne devient pas un argumentaire pédagogique fermé, mais demeure un film assez ouvert avec de nombreuses questions en suspens ; à l’image de la vie collective en somme. Gagnant en complexité, la valeur pédagogique du film en est paradoxalement que plus forte, car il agit comme un révélateur de l’urgence à mettre l’objet à distance, pour comprendre la place de l’autre, croiser les savoirs et dégager un espace commun, co-habité. Cette réflexivité permanente, antithèse d’un militantisme radical, ouvre la voie à une écologie politique du compromis, sur un terrain où l’écologie de combat, catastrophiste et misérabiliste, occupe trop souvent l’espace médiatique.
Éloge de la complexité
Car rien n’est simple, et la manière dont la caméra s’attarde sur ces visages qui voient s’envoler leurs certitudes en offre la plus grande démonstration. D’ailleurs, le contre-pied vient souvent de là où on ne l’attend pas. Un agriculteur fier d’entretenir le paysage bocager se fait gentiment policer pour avoir dégradé la biodiversité sans le savoir. Un représentant de l’État voit sa directive de réhabilitation des cours d’eau attaquée par un écologiste. Un paysagiste convaincu de la qualité urbanistique de son projet est contesté par le souhait de certains futurs résidents de renforcer la performance énergétique. Une discussion sur une barque entre amis pleins de certitude tourne finalement en rond. Un conseil municipal est saisi un plein déni de cohérence territoriale. Un élu urbain prit en flagrant délit de marketing territorial fait exploser en plein vol son discours HQE. La célébration de la reconquête d’une bonne terre agricole sur des terrains naturels se fait face à une gigantesque usine… Si le constat peut apparaitre cynique, il est au contraire plein d’espoir en la modernité, en ce qu’elle porte de pratiques novatrices et de capacité à faire dans le débat. Ici point de victoire ni de défaite, c’est l’Homme, dans sa capacité à être un acteur de la vie sur terre qui en sort grandi.
Pour une géographie d’ombre et de lumière du territoire
Mais au-delà du film en lui-même, et de son contenu, c’est la démarche qui interpelle ; car si on retrouve là tout ce qu’on aime à lire de la géographie rurale contemporaine (des paysages en mutation, des individus en action et des conflits d’usage, des tensions entre modernité et patrimoine, des liens ville-campagne, des pratiques ancrées et des mobilités…), c’est surtout par le jeu d’échelle que se construit le discours du cinéaste. Se faisant, il montre que la gouvernance territoriale n’est pas un problème d’échelon, mais plutôt d’articulation des échelles de l’ « habiter », afin de construire les conditions d’une co-habitation réussie ; et dans cet esprit, le rural, espace traversé, s’affirme comme un laboratoire démocratique et institutionnel passionnant. Avec ces aller-retour au fil de l’eau entre la source et l’embouchure sans jamais décider du sens du courant, Dominique Marchais prend ainsi le temps de s’arrêter et de filer, de partir et de revenir, d’écouter et de laisser parler, de voir et de montrer. Tout est là pour susciter le désir de comprendre ; car à l’image de cette moule perlière qu’il faut chercher patiemment au fond d’un ruisseau à l’ombre d’un arbre centenaire, il faut fureter, remonter et descende le cours des responsabilités partagées pour décrire l’hydrographie complexe de l’aménagement du territoire et de son jeu d’acteur. La vérité est là, elle clapote, calmement, au fil de l’eau… Et le message est salutaire à cette époque où les poncifs territoriaux contribuent à minorer notre responsabilité collective sur ce bien commun nommé territoire.
Pierre-Marie Georges, le 25 avril 2014