A touch of sin

 Jia Zhang-Ke, 2013 (Chine)

LE SUICIDE, RÉFLEXE ANIMAL

Comme dans The world (2004) ou 24 City (2009), le genre documentaire ne quitte pas A touch of sin (2013). Les quatre récits qui le constituent s’inspirent de faits divers. Des faits divers suffisamment violents (tufa shijian comme ils sont désignés en Chine) pour avoir marqué les esprits et avoir été largement diffusés sur internet (sur Weibo notamment, l’équivalent chinois de Twitter). Le documentaire est aussi présent dans la façon de filmer la Chine contemporaine : ses paysages, ses mutations, ses populations et leurs migrations.

Les quatre histoires se situent dans quatre endroits très différents en Chine. Chaque protagoniste traverse ces territoires en suivant des parcours plus ou moins longs : dans la province houillère du Shanxi (nord-est de la Chine) où le paysage est sec et rocailleux, dans la mégalopole de Chongqing au centre du pays et au bord du Yangzi (San’er y arrive par bateau), dans une ville de la province du Hubei près de Yichang (centre-est du pays), et dans l’immense conurbation de Dongguan, centre manufacturier du Guangdong (près de Hong Kong). Il n’est pas inintéressant ici de se reporter à une carte, aussi synthétique soit-elle, afin de bien saisir les déséquilibres territoriaux en jeu dans cet immense pays.

Un exode rural massif

Les migrations se font le plus souvent pour des raisons économiques des provinces continentales vers les métropoles ou mégapoles industrielles orientales (littorale dans le cas de Canton, grand pôle de croissance et premier foyer d’emploi des mingongs, les travailleurs migrants). L’exode rural massif 3 que connaît la Chine depuis la fin du XXe siècle n’intéresse pas les enfants et les vieillards laissés dans les campagnes.

Malgré les distances parcourues, au début, les générations en âge de travailler ne rompent pas complètement avec leurs racines puisque, à défaut de fréquents allers-retours, une correspondance est entretenue (d’autant plus avec internet et les smartphones). Et surtout, une partie de l’argent gagné en ville est envoyé aux familles laissées derrière. La rupture n’est donc pas brusque mais un détachement se fait sentir, accentué lorsque le travail absorbe toute l’énergie de l’ouvrier ou bien si celui-ci a du mal à stabiliser sa situation passant d’un logement à un autre, d’un employeur à un autre (dans le film, c’est le garçon qui n’a pas pu envoyer l’argent à sa mère et qui, lors d’une conversation avec elle, tient à distance le téléphone pour ne pas avoir à entendre ses reproches).

En outre, Jia Zhang-Ke ne laisse pas croire à une amélioration de ces situations et conclut chaque migration, presque chaque déplacement d’un coup d’arrêt brutal : ce motard qui file sur la route dans les montagnes et qui est arrêté par trois bandits, cet autre motard que le premier ne tardera pas à croiser et qui est arrêté devant un camion renversé, un train à grande vitesse qui entre en collision sur un viaduc avec un convoi de marchandises, un provincial qui vient travailler en ville et qui se suicide.

L’argent, réseau invisible

Alors que les liens familiaux et sociaux se distendent, ceux de l’argent en revanche se tirent et se raidissent. Durant tout le film, parallèlement aux quatre destins décrits, le réalisateur met aussi en évidence ce réseau structuré par l’argent qui asservit les plus modestes à une élite patronale et financière, qui asservit la Chine isolée de l’intérieur à celle mondialisée des littoraux ; ainsi, le jeune provincial ouvrier dans une usine possédée par un patron de Taïwan ou les hôtesses en uniforme dans un bordel de luxe fréquenté par la riche clientèle de Hong-Kong. Une des images les plus fortes du film est celle de Xiaoyu fouettée au visage avec une liasse de billets par un client du sauna où elle travaille. À genoux, à chaque claque, elle se retourne pour affronter le regard de ce pauvre type fat et bientôt mort. Le type frappe et frappe encore, ce que faisait plus tôt dans le premier récit un paysan qui battait son cheval épuisé. Mais les tortionnaires sont bloqués à leur tour et finissent par rencontrer toute la violence d’un peuple qui n’est plus capable de se défendre autrement que par un réflexe animal.

A l’image, le réseau révélé s’inscrit à différentes échelles sur un territoire donné. Il s’agit d’un réseau à la fois géographique et économique que font d’abord apparaître les paysages et la pluralité des voies de communication, les chemins poussiéreux et les autoroutes urbaines, les ponts et les passerelles jetés par dessus les fleuves et les vallées. Les gens circulent à moto, en bus, en train et même à pied sur ces routes qu’ils ne quittent pas et qui les conduisent souvent dans des zones de correspondance et d’échanges (une gare, une aire d’autoroute, un marché portuaire), en tout cas jamais dans un lieu où longtemps séjourner.

Par ailleurs, les infrastructures filmées sont parfois encore à l’état de chantier (un viaduc inachevé, un aéroport en construction) et, se perdant dans la nuit, dans la brume, ou faisant demi-tour sur elles-mêmes, il arrive qu’elles manquent à remplir leur fonction. Les flux sont alors empêchés et les déplacements interrompus. Pourtant, le contexte pousse bien à partir, ce qu’exprime d’ailleurs la mère de Xiaoyu « Si tu restes ici, tu n’auras rien ». Alors quelle solution ? Partir à la ruine ? Rester et se laisser submerger comme la cité de Fengjet (Still life, 2007) ?

Ce réseau est aussi invisible, détaché de tout territoire, « hors-sol ». C’est le cas lorsque l’argent circule par mandat des villes aux provinces. De la même manière, et plus étendu encore, avec les écrans nombreux qui en tout lieu connectent tout le monde. Cependant, ces écrans entretiennent moins l’interactivité que la passivité des populations face à la situation. Le réseau devient un instrument de l’État et personne ne prend jamais conscience des intérêts communs, de la nécessité de s’organiser et de réagir. Enfermés dans des bus et des salons, rendus inoffensifs, tous préfèrent en effet somnoler devant ces écrans 4. Du Shanxi au Guangdong, on s’éloigne de la capitale et du pouvoir politique complètement absent. Alors que dans les usines du Sud on retrouve la photo du patron corrompu et de sa femme déjà croisés dans les mines du Nord 5. En définitive, Jia Zhang-Ke procède à la mise en image d’un réseau complexe, au maillage dense, étendu à tout le territoire et le déséquilibrant économiquement et socialement. Un réseau où tous les flux sont régis par l’argent. Le réseau d’une économie viciée sur lequel les personnes circulent seules, contraintes et tiraillées. Celui pernicieux où la violence seule n’est plus interrompue.

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