Gentrification ou embourgeoisement ? Episode 1: Confluence à Lyon, attirer le capital par la requalification urbaine (par Elias Makhlouf).

Depuis les années 2000, le projet de renouvellement urbain « Confluence », situé au sud de la presqu’île lyonnaise, dans le quartier de Perrache, vise à requalifier une ancien quartier ouvrier marqué par les fonctions fluviales et industrielles, dont on peut encore percevoir quelques traces dans le paysage. Il s’agit d’un projet en vue d’attirer et de fixer les capitaux dans un territoire central mais relativement délaissé de la métropole lyonnaise. Le programme est un appel aux investisseurs qui souhaitent s’inscrire dans une démarche durable avec la création d’un écoquartier (Comby, 2013). Ce projet repose sur de vastes programmes architecturaux comprenant des habitations, des espaces de loisirs, des commerces, et des bureaux, selon les principe de la mixité fonctionnelle. Un processus de gentrification est visible mais il ne suit pas le modèle classique, tel que défini entre autres par Mathieu Van Criekingen en 2013. En effet, deux types de gentrification nouvelle se superposent : une « gentrification ex-nihilo » (Davidson & Lees, 2005) et une éco-gentrification (Béliveau Côté, 2018). 

Extrait de la carte IGN au 1/25000ème du quartier Confluence, entre Rhône et Saône. Source : Géoportail

Au-delà du réinvestissement d’un espace perçu comme répulsif par les autorités municipales, et en tout cas sous-occupé, il s’agit aussi d’une opération de marketing territorial, reprenant tous les codes de l’exercice (Adam, 2020). Il s’agit notamment de renforcer l’attractivité métropolitaine de Lyon et de faire du quartier une vitrine de la modernité urbaine. Les promoteurs ont ainsi souhaité mettre en avant le quartier en innovant sur le plan architectural, technologique et environnemental (Grudet, 2010). Outre les vastes programmes de production urbaine dans la partie centrale du quartier, le projet s’appuie sur la construction d’un grand musée à la pointe sud du quartier. L’objectif est d’en faire un monument emblématique de la ville et des mandats de son maire, Gérard Collomb (2001-2020, avec une année d’interruption). Commencés en 2006, les travaux aboutissent en 2014 après de nombreuses péripéties liées à l’envasement du site choisi, sur les alluvions de la confluence Saône-Rhône. Le projet reflète aussi une recherche d’attractivité touristique, voire d’un effet Bilbao. Le projet a également pour ambition de réhabiliter des friches industrielles pour attirer des investisseurs selon une logique d’offre. Plusieurs bâtiments sont détruits pour laisser place à de nouveaux édifices, selon la logique de la rénovation urbaine. Inversement, la réhabilitation urbaine se fait en préservant le caractère architectural du bâtiment et en changeant souvent l’activité pour attirer davantage. On peut citer les exemples de l’ancien port Rambaud, transformé en un lieu de vie nocturne, et celui des anciennes prisons Saint-Paul et Saint-Joseph, qui sont désormais une université catholique privée et un ensemble de commerces (Adam, 2020).

Le projet « Confluence » cherche à transformer une marge urbaine en un écoquartier caractérisé par un bâti respectueux de l’environnement, des moyens de transport doux et des trames vertes et bleues. Cependant, la réhabilitation urbaine est critiquée quant à son orientation sociale conduisant à une éco-gentrification. Les promoteurs ont exploité l’image de la nature en ville pour attirer une clientèle aisée, provoquant une hausse des prix dans le secteur. En effet, la dimension publicitaire du quartier est centrale, comme le montrent les panneaux publicitaires des futures constructions placés à différents endroits du quartier (cf. photo ci-dessous). Le projet initial de développement durable a été réalisé dans une mesure limitée, car les aspects sociaux ou économiques n’ont pas été pris en compte, et les objectifs écologiques ne sont que partiellement atteint. On peut citer le fait qu’une partie du quartier central du projet, autour du mall Confluence (appartenant à la multinationale du secteur Westfield) et de l’hôtel de région, a bel et bien été fermée aux voitures pour encourager les mobilités douces ; néanmoins, rien n’empêche de prendre la voiture pour accéder au centre commercial, pourtant situé en centre-ville, comme le vante le site internet de Westfield : « Le parking de Confluence met à votre disposition 1516 places, un accès facile, en plein cœur de ville, à votre service 7/7 jours. Accès parking : 7 rue Paul Montrochet, 69002 Lyon » (Westfield, consulté en 2024). On peut aussi relever le fait que si le projet prévoit de préserver la mixité sociale, notamment en respectant la loi sur la proportion de logements sociaux, voire en dépassant les 20 % réglementaires pour le quartier Montrochet ou Sainte-Blandine (INSEE, 2023), 15% d’entre eux correspondent en réalité à la tranche la plus chère du dispositif (PLS) (Lyon Confluence, 2020). Le plafond de ressources pour accéder à un logement social PLS à Confluence est de 26 159 € pour une personne seule. Le revenu médian annuel se situant en France autour de 22 040 € en 2019 (Guidevay Yann et Guillaneuf Jorick, 2021), une personne dont les ressources dépassent celles de la médiane nationale peut prétendre à un logement social correspondant à la catégorie PLS. Si la mixité n’a pas disparu du quartier, les dynamiques de long terme, en particulier en ce qui concerne le prix du logement, sont défavorables aux classes populaires. La partie bordant la Saône est devenue un lieu d’activités métropolitaines créatives, avec la présence de sièges d’institutions publiques et d’entreprises travaillant dans la communication, les nouvelles technologies, le design et la culture. Ainsi, la part des CPIS a doublé dans la zone, alors que celle des employés a largement diminué (Decorme et Ferrante, 2017). De plus, les loisirs accessibles dans le centre commercial sont, dans la majorité, payants et l’offre de magasins se veut haut de gamme avec des enseignes comme Apple, Izac ou Swarovski (malgré la présence d’un McDonald et un Burger King).

Publicité pour le nouveau quartier de Confluences. Cliché d’Elias Makhlouf, 20 novembre 2022, Allée Susan Sontag, Lyon 2.

Article et étude de cas réalisés par Elias Makhlouf.


Sources:

Insee, 2023, « Logement en 2020 », [en ligne], consulté en février 2024.

Lyon Confluence, 2020, « Les mixités, de l’idée à la réalité », Lyon Confluence, consulté en février 2024, URL : 

Westfield, Confluences, parkings et accès. Consulté en janvier 2024.

Études:

Adam Matthieu, 2020. « Confluence, vitrine et arrière-boutique de la métropolisation lyonnaise ». Géoconfluences. [en ligne]. 

Béliveau Côté Guillaume, 2018, « L’éco-gentrification », [en ligne], Villes Régions Monde.

Comby Emeline, 2 juin 2013, « Les discours de presse sur les reconquêtes du Rhône lyonnais (Le Progrès, 2003-2010) », Géocarrefour, [en ligne], vol. 88, no 1, pp. 31‑43.

Criekingen Mathieu Van, 2014, « Qu’est-ce que la gentrification ? », L’Observatoire, [en ligne], no 79, consulté en février 2024.

Davidson Mark et Lees Loretta, 2005, « New Build ‘Gentrification’ and London’s Riverside Renaissance », Environment and Planning A, [en ligne], vol. 37, pp. 1165‑1190.

Decorme Hélène, Ferrante Aline et INSEE, 2017 « En 30 ans, davantage de cadres et d’employés non qualifiés », Insee Analyses Auvergne-Rhône-Alpes, [en ligne], no48.

Guidevay Yann et Guillaneuf Jorick, 2021, « En 2019, le niveau de vie médian augmente nettement et le taux de pauvreté diminue », Insee première, [en ligne], no1875.

Grudet Isabelle, « Jeu d’images intermédiaires : le grand projet architectural et urbain de Lyon Confluence », Sociétés & Représentations, [en ligne], 2010, vol. 30, no 2, pp. 111‑122.

Gentrification ou embourgeoisement ? Écarts, processus, et résistances (France, Etats-Unis).

La gentrification a été abondamment étudiée en géographie ces dernières années en France et aux États-Unis (Clerval, 2013 ; Harvey, 2011) dans une perspective critique. Classiquement, « la gentrification désigne une forme particulière d’embourgeoisement d’un espace populaire qui passe par la transformation de l’habitat, des commerces ou de l’espace public. Il s’agit d’une transformation sociale qui se traduit par une transformation matérielle et symbolique de l’espace. C’est aussi un processus d’appropriation d’un espace populaire par des groupes sociaux généralement issus des classes moyennes et supérieures et, parallèlement, une dépossession des habitants des classes populaires » (Clerval, 2022).

Ce modèle s’appuie sur des études territoriales variées (Authier, et al., 2008) qui mettent en exergue une dynamique souvent uniforme d’éviction des plus pauvres du centre-ville au profit d’une population plus aisée.  Pourtant la gentrification est moins linéaire qu’elle n’y paraît (Chabrol et al., 2016). C’est l’objectif du tour d’horizon que nous proposons : appréhender la diversité des formes d’embourgeoisement de la ville néolibérale, autant dans ses contradictions que dans ses limites. Les processus d’exclusion sociale analysés dans ce kaléidoscope soulignent les écarts, les processus et les résistances à l’œuvre dans le phénomène d’embourgeoisement. Nous soulignons ainsi que la gentrification n’est qu’une modalité d’accumulation du capital parmi d’autres et qu’il existe une diversité de processus permettant d’expliquer l’enrichissement des populations urbaines.

Malgré leurs spécificités, les sept cas d’étude soulignent tous le poids prépondérant de la spéculation foncière et immobilière, lame de fond des transformations contemporaines du capitalisme urbain dans les pays du Nord. La financiarisation de la ville devient alors une force d’aménagement. Le tour d’horizon le démontre dans la diversité des terrains d’étude présentés, entre les quartiers du Grand Lyon et d’ailleurs, à Besançon, Bagnolet, Thionville, et San Francisco. Partout, les politiques publiques, ralliées aux investisseurs, renouvellent l’agencement des différents espaces de la ville selon une logique d’offre : écoquartier, banlieues frontalières, centres patrimonialisés, axes logistiques.

Introduction réalisée par Arthur Guérin-Turcq

« Au hasard d’une cité idéale, d’une cité idéale au hasard » par Benjamin Fauré.

Le cinéma permet une approche sensible et artistique de l’espace. Plusieurs réalisateurs, dont Eric Rohmer, utilise les territoires dans lesquelles s’implantent leurs films comme une métaphore des relations humaines et des péripéties que vivent les personnages. De ce fait, ils proposent une analyse sur l’espace et la manière dont les acteurs l’habitent et le construisent. Dans l’Ami de mon amie, la mise en scène de la ville participe de la narration et des liens entre les protagonistes. Benjamin Fauré est l’auteur du site La Kinopithèque où l’on peut trouver d’autres analyses en lien avec la géographie, il contribue et coordonne également la revue Zoom Arrière.

Retour sur le film d’Eric Rohmer, L’ami de mon amie (1987).

Ici, Rohmer ne laisse rien au hasard. Tout est réfléchi, soigneusement mis en scène, classé, ordonné : L’ami de mon amie, sixième et dernier volet de la série des Comédies et Proverbes, porte jusque dans son titre à la symétrie contrariée, aux intentions à peine dissimulées, l’idée d’un assemblage quasi géométrique ou mathématique et d’une affinité secrète, non seulement entre les personnes devenue amies, mais également, compte tenu de la géographie du film, entre ces amis et l’espace qu’ils habitent. « C’est un peu ce qui m’a amené à tourner ce film : confronter la vie et l’architecture, les habitudes et l’urbanisme. Il y avait là un vrai sujet de fiction et un enjeu de mise en scène. »1 Éric Rohmer structure joliment son film (et le titre en est le reflet), mais dire qu’il écarte le hasard de sa réflexion serait toutefois mal le connaître.

L’ami de mon amie (1987).

De façon plus aboutie que dans ses précédents films, car plus précis, plus complet dans ses descriptions (me semble-t-il), L’ami de mon amie « assemble » tout d’abord et juxtapose les cheminements sentimentaux de ses personnages aux espaces traversés et parfaitement identifiés. Blanche, fonctionnaire, amoureuse qui n’a pas confiance en elle, sauf à la piscine, tombe sous le charme du bel Alexandre, ingénieur à EDF, toujours en costume et prêt à séduire (« mon champ d’action porte sur l’étendue de la mégapole parisienne »), il apprécie les relations directes et davantage celle qu’il entreprend avec Léa, étudiante en dernière année d’informatique, sûre d’elle, sauf à la piscine, qui recherche un copain plus en accord avec ses goûts que Fabien, véliplanchiste gentil, sincère et rêveur, comme Blanche. À ce rectangle de personnages (Emmanuelle Chaulet, François-Éric Gendron, Sophie Renoir, Éric Viellard), s’ajoute Adrienne (Anne-Laure Meury), future ex-copine (d’Alexandre), amie gênante (de Blanche), qui vient embarrasser de ses remarques les uns et les autres et qui perturbe plus qu’autre chose l’équilibre à trouver entre les quatre premiers (la première fois qu’on la voit, c’est à la piscine où elle est aussitôt poussée dans l’eau par l’un des quatre).

Le film se déroule dans une ville nouvelle de la région parisienne, Cergy-Pontoise.

Après Les nuits de la pleine lune et Marne-la-Vallée en 1984, Éric Rohmer choisit de faire vivre Blanche et ses amis à Cergy-Pontoise. Située à 35 km au nord-ouest de la capitale, la ville nouvelle est le théâtre de vie de toutes ces personnes. Avec d’autres villes (Évry, Sénart, Saint-Quentin-en-Yvelines et Marne-la-Vallée), Cergy-Pontoise avait été pensée pour participer au rééquilibrage urbain de l’Île-de-France et, l’idée ayant été mûrie par la DATAR, son chantier fut mis en œuvre en 1970. Quand Rohmer décida de tourner, un peu plus de quinze ans après, Cergy s’était développée et la commune avait eu le temps d’ajuster ses services aux demandes des populations nouvellement installées. Dans L’ami de mon amie, Blanche et ses amis disposent par conséquent de tout ce dont ils ont besoin, ce que précise bien Alexandre au bistrot quand Blanche lui pose la question :

« Vous vous plaisez à Cergy ?

– Oui, beaucoup. Avec les 15 chaînes de télé, les lacs, les tennis, bientôt le golf, les deux théâtres, on aurait du mal à s’ennuyer. »

Rohmer s’intéresse à de jeunes actifs. Les personnages qu’il invente ont entre vingt et trente ans, habitent et travaillent en ville. Ils sont célibataires ou en couple, mais n’ont pas d’enfant. Ils ne cherchent sur leur lieu de vie ni école, ni crèche, ni services de santé, mais seulement une facilité d’accès à leur lieu de travail, des commerces et des loisirs (pour l’anecdote, la piscine où Blanche donne un cours à Léa est la même que filme par Céline Sciamma trente ans plus tard dans Naissance des pieuvres). Alexandre ajoute : « Ici, je me sens bien plus intégré à l’immensité du Grand Paris que si j’habitais au fin fond du 1er arrondissement. ». Dans le cadre de son travail, Alexandre multiplie les allers-retours entre Paris et Cergy. Il dit passer beaucoup de temps dans les transports en commun, mais ce n’est pas le cas des filles avec qui il discute qui, elles, n’ont besoin de se rendre dans la capitale que plus occasionnellement. D’ailleurs, dans les seules scènes tournées en dehors de Cergy-Pontoise, un vernissage qu’Adrienne propose à Blanche, ainsi qu’un match de tennis à Roland Garros, Rohmer ne filme pas les temps de trajet et donne l’impression d’une quasi immédiateté entre la capitale et la ville nouvelle.

La préfecture du Val d’Oise apparait dès le début du film.

Particulièrement intéressé par la forme urbaine, le cinéaste, qui avait déjà consacré un documentaire à Cergy-Pontoise, Enfance d’une ville (1975), donne une image plutôt positive de ce grand projet d’aménagement et de ce qu’est devenue la ville. Les premiers plans du film sont des paysages du quartier dallé de Cergy-Préfecture. Le titre, « L’ami de mon amie », apparaît sur une vue du bâtiment le plus emblématique, la préfecture du Val-d’Oise, le premier construit de la ville nouvelle et qui a la forme d’une pyramide inversée (on le doit à Henry Bernard, l’architecte de la Maison de Radio France). Les allées et venues dans ce même quartier, ainsi que dans le quartier de la gare sont nombreuses : les quatre compagnons s’y rencontrent, parfois par hasard, entre les commerces et les cafés et le long de l’Axe Majeur qui se poursuit jusqu’au passage de l’horloge géante.

« Ça doit être triste de vivre ici toute seule. »

Ces espaces publics ont tout de la cité idéale telle qu’elle a été pensée à la Renaissance : axe principal, symétrie et harmonie des lieux, lumière… La forme est dictée par la raison et là, plusieurs centres permettent à ses habitants de se croiser et d’échanger. Le pouvoir départemental et le pouvoir municipal qui reviennent à la préfecture et à la mairie, où Blanche travaille, constituent d’ailleurs deux centres distincts (à une heure à pied l’un de l’autre). L’architecture moderne de la cité du Belvédère d’inspiration classique ramène également à la cité idéale. La place des Colonnes où se trouve le Belvédère a été dessiné par Ricardo Bofill. Je ne sais en revanche si les villes pensées par Alberti ou Serlio étaient automnes ou intégrées à un réseau urbain, mais Cergy, nous l’avons dit, sans être tout à fait une ville dortoir, dépend du pôle parisien qu’elle est censée alléger (en habitants et en concentration d’activités…).

Cependant, Rohmer ne fait pas non plus de Cergy une nouvelle Utopia. La grande esplanade du Belvédère traversée par Blanche, quand celle-ci rentre chez elle, paraît bien déserte. Les vues depuis son appartement sur des paysages vides (la place d’un côté) ou lointains (Paris et la Défense de l’autre), ainsi que la discussion entre Blanche et Léa (où pour la première fois elles parlent de leurs déceptions amoureuses et de leurs désaccords) laissent une impression d’insatisfaction. Les dialogues n’apportent pas vraiment de critique de la ville. Les amies s’interrogent brièvement sur le sentiment d’isolation qui naît à habiter seul au sein d’un quartier à peine occupé. Ce sont surtout les images du réalisateur qui donnent à voir la tristesse des lieux et la froideur des formes architecturales2. Pas d’espace vert ici, l’herbe n’a pas encore poussé. Éric Rohmer questionne bien l’échelle humaine de ces quartiers, mais il reste encore difficile de dire si le cinéaste est absolument convaincu par la ville nouvelle ou simplement fasciné par une architecture, certes impressionnante et fonctionnelle, mais au demeurant imparfaite.

Certaines scènes du film ont lieu dans des espaces plus verdoyants, en lien avec la relation qu’entretienne les personnages.

Pour avancer sur ce point, il nous faut poursuivre la description topographique que donne le film. En suivant le couple formé par Blanche et Fabien, il nous semble d’ailleurs déceler un parti pris. En effet, ces jeunes gens tombent amoureux à la périphérie de la ville. Tout d’abord, devenus amis, ils se retrouvent pour faire de la planche à voile sur les étangs de Neuville (le centre nautique date de 1980 mais depuis 2015 la commune a renommé la base de plein air, l’«Île de loisir de Cergy-Pontoise »). Plus Blanche et Fabien se rapprochent, moins les espaces qu’ils fréquentent sont bâtis et bétonnés. La promenade sur les bords de l’Oise est l’occasion de pointer un index sur les espaces identifiés autour de la rivière :

« C’est l’Oise, là-bas, qui se confond avec les arbres. Comme ça, elle tourne dans la petite cuvette, elle passe au pied de là où tu habites.

– Oui, on voit la tour du Belvédère.

– Elle continue, fait le tour en boucle devant Cergy-Préfecture, jusqu’au pied de la tour EDF. »

Cela rappelle Gaspard, dans Conte d’été (1996), qui fait le même geste et décrit le littoral de Dinard avec Margot. Dans L’Ami de mon amie, sur le chemin de hallage, Blanche et Fabien gagnent en intimité. Ils s’embrassent pour la première fois au parc, près des bois, où tout est vert. Le couple se forme ainsi en fréquentant des espaces moins gris et moins centraux. Sur les bords du lac ou près de l’Oise, on pense facilement aux bourgeois et aux ouvriers qui profitent du soleil en bord de Seine sur les toiles impressionnistes de Seurat ou de Renoir. La référence est sous-entendue dans un échange :

« En fait, c’est plutôt un voyage dans le temps que j’ai l’impression de faire. Tu sais, quand les ouvriers allaient pique-niquer au bord de la Seine ou de la Marne. Je pensais que ça n’existait plus.

– Pour la plupart ici, c’est pas des gens de Cergy. Ils viennent des banlieues moches, entassés les uns sur les autres, dans des HLM complètement délabrés. Pour eux ici, c’est un peu comme s’ils allaient au Palais de Versailles. Odeur pour odeur, j’aime mieux celle des merguez que celle de l’essence le dimanche après-midi dans un bouchon… »

Une opposition ville/nature se forme dans le film.

Rohmer associe Blanche et Fabien aux verts paysages alentours, plus « naturels » (malgré toute la fausseté du terme), ce qui pourrait correspondre aussi au tempérament des personnages, à la fois hésitants et tout aussi capables de spontanéité, à l’écoute de leur cœur sans être calculateur, peut-être plus verts en amour que l’autre couple du film. Léa et Alexandre, dont les cœurs ne se trouvent pas non plus de suite, sont plus aguerris dans ce domaine, davantage sûrs d’eux-mêmes en tout cas. À l’opposé de Blanche et Fabien, de leurs atermoiements et de leurs troubles sentimentaux, Léa et Alexandre sont plus « classiques », un peu « vieux jeu » comme le reconnaît Léa (« J’aime qu’on me prenne en charge. […] Quelqu’un de plus vieux me conviendrait mieux. »). Toutefois, ni Léa ni Alexandre n’hésitent quand l’occasion se présente. De plus, le couple se fixe des règles (le « pas avant six mois » notamment) et s’accorde en définitive assez bien à la régularité des lignes du décors urbain. Ils se donnent rendez-vous et se retrouvent au centre (quartier de la gare ou de la préfecture), emplacement qui convient aussi très bien à leur façon d’être, pas toujours discrète. Blanche et Fabien, eux, se trouvent par hasard. Il est l’ami de son amie qu’elle a rencontrée encore une fois par hasard dans un restaurant d’administration. Les occasions en entraînant de nouvelles, les voilà en train de s’embrasser dans l’herbe.

La nature des différents relations amoureuses du film trouve un écho dans les paysages qui entourent les personnages.

Le réalisateur des Métamorphoses du paysage (1964) semblait croire au confort des villes nouvelles, à leur développement et à leur réussite. Pourtant du double panorama qu’il donne, à la fois urbain et amoureux, dans L’ami de mon amie, il ressort une plus grande sympathie pour le couple des rives et donc, si l’on force un peu la prise de position, pour les marges les plus simples de la cité. Dans les herbes plutôt que sur les dalles ? Blanche et Fabien finissent par s’habiller de pulls et de tee-shirt verts après s’être embrassés en jaune et bleu (le jeu sur les couleurs dans le film, assez amusant, ne se limite pas à ces allusions). On pourra toujours arguer que les étangs et les sentiers sont des aménagements comme les autres et qu’ils ont été façonnés en même temps que les autres quartiers de Cergy, il n’en reste pas moins cette impression que Rohmer, après avoir beaucoup arpenté le sol en dur de la ville nouvelle, réserve au couple phare de son film un espace où la part de nature y est plus importante et possiblement avec elle la part du hasard.

Article écrit par Benjamin Fauré, mise en ligne par Léa Glacet

Notes:

  1. Éric Rohmer dans un entretien donné à Libération, 2002 (cité sur ce site personnel consacré au film :  http://lamidemonamie.free.fr/index.html)
  2. En 2013, à propos des villes nouvelles, l’historien Loïc Vadelorge parle d’architecture technocratique, de manque d’âme et de quartiers trop vite dégradé pour lesquels il a fallu, à Cergy-Pontoise et ailleurs, mettre en œuvre des chantiers de rénovation. Voir M.-D. Albert, « Les villes nouvelles ont-elles bien vieilli ? », dans L’Atlas des villes, Le Monde hors-série, p. 140-141. Voir aussi Loïc Vadelorge, Retour sur les villes nouvelles, une histoire urbaine du XXe siècle, Créaphis, 2013.

« Anthropocène et changement climatique », compte-rendu du café géo du 26/09 avec Pierre Thomas et Roger Goullier.

Deux interventions sur le changement climatique ont lancé un débat auquel le public a pris part lors du premier «Café Géo» de la rentrée au Périscope.

Lundi 26 septembre, la Géothèque, une association pour la géographie, a organisé au Périscope de Lyon, une rencontre sur les effets du changement climatique, avec Pierre Thomas, professeur émérite de géologie de l’ENS de Lyon, et Roger Goullier, agrégé de géographie.
L’événement trimestriel «Café Géo» a réuni une vingtaine de personnes dont des étudiants, des habitués du bar, et des passionnés de géographie. Lors de la session, les débats ont fusé et le public a participé à la discussion.


Sandales chaussettes aux pieds et barbe blanche, Pierre Thomas prend la parole sur l‘Anthropocène, l’époque où «l’homme a foutu sa merde» et a déréglé notre écosystème. Pour lui, le changement climatique est dû à l’activité industrielle. « Les gens disent ‘on ne savait pas, on ne nous a rien dit« , imite le professeur avec une voix niaise, « mais on sait les effets du Co2 depuis l’époque où Jules Ferry a rendu l’école obligatoire. Il aurait dû mettre ça au programme!« .
Pour illustrer ses propos, l’enseignant cite la date des vendanges qui avance de plus en plus tôt dans l’année. Un décalage qui est identifiable grâce aux registres de paroisses viticoles.

Il multiplie ensuite les exemples du quotidien, comme la fonte des glaciers terrestres et la migration des insectes de régions chaudes, pour convaincre le public – même si ce-dernier semble déjà partager son avis. Sa conclusion est claire: «chaque fois que vous achetez des fraises en février, vous êtes complices de l’érosion de la biodiversité. Il n’y a pas que Bolsanaro!».
A l’issue de cette présentation, c’est l’autre intervenant, Roger Goullier, qui prend la parole sur le thème de la cryosphère, la glace sur la terre. Le géographe se base sur les annales d’explorateurs du 19e siècle, les récits des vikings, des images satellites et des carottages qui remontent à près de 400’000 ans.

«L’essentiel des glaciers terrestres qui ont causé la hausse des mers ont déjà fondu dans les 150 dernières années. Restent ceux du Groenland et de l’Antarctique, donc la vraie problématique, est de savoir si eux fondent», explique-t-il. D’après un rapport sur la cryosphère publié par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 2019, «l’élévation du niveau de la mer s’est accélérée en raison de l’augmentation des apports d’eau provenant des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique».
Le géographe n’est cependant pas du même avis. D’après ses observations, ces régions ont certes drastiquement fondu en 2012, mais depuis 2021, elles ont retrouvé leur masse. «Il n’y pas de fonte en Antarctique, ça n’existe pas, c’est un fantasme», déclare-t-il au public hébété. Pourtant les données qu’il affiche sur l’écran semblent démontrer le contraire, surtout pour la fonte d’été qui est de plus en plus dramatique. Dans le public, une voix agacée crie: «Il ne faut pas nous prendre pour des imbéciles!».
Le débat s’intensifie lorsque Roger Goullier admet qu’il pense que la terre pourrait refroidir malgré le Co2, chose qu’elle a fait à l’ère primaire, il y a plus de 250 millions d’années. Mais Pierre Thomas coupe court à cette théorie et insiste sur les faits: «elle ne l’a fait qu’une seule fois dans l’histoire!».
Durant la dernière partie de la soirée, le géographe fait face à des commentaires enflammés du public. «On peut être alarmiste, mais je reste sceptique, déclare-t-il finalement, car si la température refroidie, on aura l’air bien fin». Pierre Thomas réplique aussitôt: «et si la température double, on aura l’air de quoi?». Le dernier mot revient à Guillaume Barral, le co-président de la Géothèque, qui conclut en rigolant:
«on aura l’air con!».

Nos remerciements vont à Aylin Elci, étudiante en journalisme, qui a rédigé ce compte-rendu.

Mise en ligne par Léa Glacet.

Petit exercice de géographie prospective: la France de 2020 selon une lycéenne de la région.

Nous sommes aujourd’hui plus proches de 2050 que de 1990. Comment imaginer, conceptualiser, un futur si proche ? Comment les jeunes d’aujourd’hui, les citoyens de 2050, imaginent cette France de demain ?

Clarisse Sanz, lycéenne au lycée Xavier Bichat à Nantua, s’est essayée à cet exercice de géographie prospective et a tenté de réaliser des cartes thématiques de la France de 2050, à travers des domaines majeurs comme l’industrie, le climat, l’agriculture, la population.

« J’ai choisi les thèmes, et mon professeur d’histoire-géographie m’a aidé à les réaliser » explique-t-elle lorsqu’on l’interroge sur l’élaboration de ses cartes. « L’année dernière, le thème de la gazette du lycée était le futur. J’ai alors voulu réaliser des cartes en couleur, et j’ai approfondi le travail après« . La géographie prospective est en effet un très bon exercice pour inciter les élèves ou étudiants à s’approprier les savoirs géographies et de manier différents concepts.

« J’ai utilisé plusieurs sources pour les faire, ainsi que mes connaissances personnelles (…) J’ai mis trois semaines à les faire« . Le langage cartographique, avec ses spécificités, permet résumer efficacement un grand nombre d’informations, dans une logique d’approche globale. Il permet de synthétiser une pensée, une vision de ce futur si proche.

L’enseignement du langage cartographique aux plus jeunes permet non seulement une meilleure compréhension du monde, mais aussi que chaque citoyen puisse développer et résumer efficace sa pensée. Quand celui-ci est utilisé dans un but prospectif, il revêt une véritable dimension politique, puisque chacun peut s’exprimer sur sa vision du pays dans le futur. Lorsqu’on lui demande quelle place pourrait avoir la géographie dans son parcours futur, Clarisse répond « Peut-être professeur d’histoire-géographie« . Un beau projet, avec l’assurance que les élèves de 2050 seront rompus à l’exercice de la cartographie !

Voici le travail cartographique réalisé:

Carte n°1: La population par département

L’épidémie de Covid 19 et le confinement ont questionné beaucoup de géographes sur les dynamiques de peuplement en France. De nombreux Français ont préféré quitter leur lieu de résidence en ville pour un mode de vie rural. Ainsi pourra-t-on encore parler de « diagonale du vide » en 2050 en France ? Cette carte semble remettre cette représentation commune en question. Une lecture plus fine, département par département, amène à une vision plus nuancée des choses. Si certains départements de cette diagonale perdent toujours des habitants, d’autres, par un phénomène de périurbanisation, connaissent un accroissement. Les littoraux ainsi que les grandes villes restent toujours attractifs pour les populations.

Source: Ifé-Lyon

Carte n°2: Les différents climats en France en 2050

L’enjeu majeur autour de ce thème est bien évidemment le changement climatique. Conformément aux prévisions du GIEC, la zone méditerranéenne, avec ses fortes pressions anthropologiques, va connaitre une aridification. Certains territoires autour du Golfe du Lion pourraient ainsi être soumis un climat aride. Le climat méditerranéen va gagner du terrain jusqu’à atteindre la région lyonnaise. D’autres zones particulièrement sensibles au réchauffement climatique, comme les massifs montagneux, pourraient connaitre des changements et voir leur climat montagnard modifié ou disparaître.

Source: Météo-France

Carte n°3: L’agriculture en France en 2050

Le réchauffement climatique n’a pas seulement un impact sur les climats, mais aussi sur l’agriculture. Sur cette carte, le vignoble s’est étendu bien au delà des régions viticoles traditionnelles, au détriment de la céréaliculture. Certains domaines, comme la Champagne, déplacent leur production plus au Nord, comme en Angleterre. On a donc une extension et une recomposition du vignoble français. En parallèle de ce réchauffement climatique qui ne peut plus être ignoré, la tendance de l’agrotourisme et de l’agriculture biologique s’intensifient encore davantage.

Source: données gouvernementales, manuel de Géographie niveau 1ere 2019

Carte n°4: Les espaces industriels en France en 2050

Les récentes dynamiques économiques laissent présager une recomposition du tissu industriel français, avec le déclin de certains pôles de compétitivité et régions industrielles. La tertiarisation de l’économie et la métropolisation croissante accroissent le poids des grandes et moyennes villes.

Source: manuel de Géographie niveau 1er 2019

Compte-rendu du dernier café géo de Lyon: « Villes et capitalisme » avec Emeline Comby et Matthieu Adam.

Matthieu Adam est chargé de recherche au CNRS, membre de l’UMR 5600 Environnement Ville Société (EVS). Émeline Comby est maîtresse de conférences en géographie à l’Université Lumière Lyon 2 et à l’UMR 5600 EVS. Elle explique que leurs trajectoires se sont croisées sur la question du capitalisme et en particulier du quartier Confluence à Lyon. A partir de cet intérêt commun, est né ce projet d’ouvrage confié à trente-quatre auteurs et autrices.

Matthieu Adam : Il faut commencer par définir le capitalisme. De façon synthétique, on peut dire qu’il s’agit d’un système idéologique, économique et politique qui repose sur les trois critères suivants :

  • la propriété privée des moyens de production (matérielle et immatérielle) et de reproduction (de la force de travail, ce qui inclut le logement, les infrastructures…) ;
  • la possibilité de l’accumulation par la remise en circulation permanente des capitaux ;
  • une organisation du travail qui s’appuie essentiellement sur le salariat.

Pourquoi parler de « capitalisme urbain » ? On peut d’abord dire, un peu à la manière d’Henri Lefebvre, que la ville est la projection au sol des rapports sociaux capitalistes. Mais la ville en elle-même n’est pas un objet proprement capitaliste : il y a eu des villes avant le capitalisme. Cependant, pour comprendre la ville actuelle, il faut saisir les entrelacements entre urbanisation et capitalisme. On peut d’abord parler de deux moments historiques. D’abord au XIIe siècle, avec le développement de l’artisanat et du commerce et l’apparition des banques, ce qui conduit à l’essor d’une nouvelle classe sociale, ni aristocratie, ni tiers-état : la bourgeoise. Mais au XIIe siècle, à ce premier stade d’urbanisation en Europe, on n’est pas encore dans le capitalisme, plutôt dans un proto-capitalisme. Le deuxième moment historique, c’est l’industrialisation, à partir de la fin du XVIIIe siècle en Europe. La concentration d’individus autour des unités de production est rendue possible par le charbon. Avant, l’énergie était hydraulique et éolienne : il fallait s’installer le long des cours d’eau. Le charbon, lui, peut être apporté à l’usine et l’usine peut s’installer près des réservoirs de main d’œuvre : on assiste alors à une explosion de l’urbanisation. On passe de 3% de population urbaine en 1850 à plus de 50 % de population urbaine depuis 2007.

Notre définition du capitalisme urbain est fondée sur celle de l’urbanisation capitaliste comme concentration du capital fixe. Contrairement au capital mobile (salaires, monnaie, montants destinés aux matière première), le capital fixe est immobile (d’où le mot immobilier). Il comprend les moyens de production (l’usine, les bureaux…), et les moyens de reproduction (le logement…).

À partir de cela, nous considérons que le capitalisme englobe quatre processus, autant d’éléments que nous aborderons dans ce café géographique :

  • D’abord les mécanismes d’urbanisation du capital. Comment se passe la concentration du capital fixe ? Comment sélectionne-t-elle les espaces sur lesquels elle s’exerce ? Quel rôle jouent les villes dans la circulation et l’accumulation des capitaux ?
  • Ensuite, les modes de production de l’espace induits par ces mécanismes de sélectivité spatiale, depuis l’urbanisation industrielle jusqu’à ce qu’on appelle l’urbanisation néolibérale, avec ses décideurs accrocs à l’attractivité.
  • Puis, à travers ces modes de production, des espaces sont produits et nous nous intéressons à leurs spécificités matérielles et symboliques.
  • Enfin, ces espaces matériels et les modes de production qui les ont engendrés ont des conséquences sur les pratiques urbaines et sur les rapports socio-spatiaux plus ou moins inégalitaires qui peuvent en découler.

Ces quatre processus, nous amènent à parler de capitalisme urbain au singulier, qui fonctionne comme un tout, mais qui fonctionne en même temps de façon très différente selon les époques et les espaces où il s’installe. Cela a des conséquences sur la forme de notre ouvrage, qui se compose de 30 chapitres, un par notion, avec à chaque fois une ou deux villes choisies en exemple principal afin de montrer une diversité des situations.

Émeline Comby : Pour montrer l’importance des contextes, beaucoup de photographies illustrent l’ouvrage, montrant une vie matérielle, une vie ordinaire, puisque le capitalisme se voit dans les paysages. Autre élément, ce capitalisme urbain produit des formes urbaines. À la suite des travaux de David Harvey, nous proposons de présenter trois types de villes ce soir.

Le premier type c’est la ville industrielle. Du fait des progrès agricoles et industriels, le capital s’urbanise. La première forme que ça prend, c’est le logement-atelier. À Lyon, c’est le logement des canuts [les ouvriers de la soierie qui travaillaient à domicile et à façon], un logement où l’ouvrier et l’ouvrière travaillaient. Aujourd’hui, certains de ces logements dans des quartiers comme la Croix Rousse se vendent à des prix très élevés, du fait de leur cachet, de leur hauteur sous plafond liée à la présence historique d’un métier à tisser. De cette forme première découle l’atelier et la manufacture. Émerge alors la ville-usine : autour de l’usine se construisent des vies et une ville. La ville se construit alors autour des acteurs de la production, autour de ceux qui possèdent le capital, donc l’usine. C’est dans ce contexte que se développe le paternalisme industriel avec ses logements, son commerce, son école, son église… Donc perdre son emploi c’est risquer de perdre toute sa vie, tous ses repères. Ce paternalisme a pu être loué comme une façon de fidéliser la main d’œuvre, à une époque où ouvriers et ouvrières circulaient et où il fallait les fixer. L’arrière-plan de la ville-usine, le paysage alentour, ce sont les terrils, les crassiers… C’est aussi à ce moment-là qu’apparaissent les jardins ouvriers, en France l’un des exemples les plus précoces est à Saint-Étienne. C’est à la fois une source d’agriculture nourricière de complément mais aussi un moyen de s’assurer que l’ouvrier aura des loisirs « sains » : on voit bien comment existe un contrôle fort y compris dans les temps de loisirs. À partir de là émergent des petites villes ou des villes moyennes, y compris ex nihilo (Le Creusot), ou des agglomérations plus grandes comme dans le bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais. Pourquoi parler de cette époque ? Parce que c’est à cette époque que se créent de grandes fortunes, à l’image de la famille Mulliez (Phildar, Auchan…) qui vont ensuite faire circuler leurs capitaux, les reconvertir vers d’autres spécialités productives et vers l’immobilier.

La deuxième forme urbaine, c’est la ville keynésienne, en référence à John Maynard Keynes, dans ce qu’on a pu appeler en France les « Trente Glorieuses ». La politique dominante alors est celle du soutien à la consommation, où l’on voit apparaître de nouvelles manières de fixer le capital à travers le logement social et la politique des grands ensembles ; ou à travers l’aide à la construction, encore très présente aujourd’hui, aboutissant à l’essor de la maison individuelle. L’État joue un rôle majeur : c’est lui qui finance les grandes infrastructures et les services. C’est le début de la ville des services. Simultanément on observe une accession plus large à la propriété individuelle, ce qui débouche sur la question de l’endettement des ménages et leur solvabilité. Ce type est ville est parfois appelé fordiste en référence à Ford et à Détroit, ville construite autour de l’automobile. Ce modèle reste encore valable dans les pays émergents, notamment en Chine : on pense par exemple à Shenzhen. Ainsi, le chapitre « périurbanisation » s’appuie sur l’exemple de la commune de Cleyzieu-Lamarieu, une vraie commune dont le nom a été anonymisé, où les ménages qui achètent sont de plus en plus souvent issus de l’immigration extra-européenne et appartiennent à des minorités racisées, historiquement peu présentes dans l’espace local. Ces achats s’expliquent par l’attrait de la maison individuelle, mais aussi par les difficultés pour accéder au logement social ou pour fuir les stigmates liés au fait de résider dans les grands ensembles. À la ville keynésienne est associée la standardisation : les centres-villes qui se ressemblent tous mais aussi la « maison phénix » et avec bien sûr l’automobile et ses parkings, c’est-à-dire le monde du pétrole.

Troisième type, la ville néolibérale : dans les années 1970 avec la « stagflation » et la hausse du chômage, l’endettement devient insupportable pour certains ménages ; pour d’autres, il y a une difficulté croissante à accéder à l’emprunt, une difficulté qui touche surtout les plus pauvres. On remarque aussi que la privatisation et la marchandisation touchent tous les secteurs, y compris ceux  qui jusqu’alors leur échappaient. C’est pourquoi le livre contient par exemple un chapitre sur l’éducation : l’école devient un bien marchand, l’école privée comme l’école publique d’ailleurs (la cantine qui fait l’objet de partenariats public-privé, les politiques d’établissements mis en concurrence pour attirer des publics, etc.). Cette ville néolibérale repose sur une marchandisation au nom de la liberté individuelle et de l’efficacité économique. C’est aussi une politique d’urbanisation de l’offre, avec des constructions de logements, des projets de « régénération » urbaine, appuyée sur de grands événements (Jeux olympiques et autres grandes compétitions sportives, grands rendez-vous culturels). Parfois, c’est l’art urbain, au départ subversif, qui est mis au service du capital. Ainsi, les œuvres de Banksy, bien que parfois contestataires, sont valorisées par les pouvoirs publics, comme à Paris en 2018. Le discours dominant est celui de la compétition entre villes pour attirer surtout des investisseurs privés. À travers le marketing urbain dont l’exemple local, OnlyLyon, est exemplaire, vante une « montée en gamme » impliquant des projets de « reconquête urbaine » pour attirer les catégories désirables, par exemple la reconquête des fronts fluviaux (Paris, Lyon, Bordeaux…), des nouveaux immeubles une verticalisation de la hauteur pour les attirer, et avec un effacement du passé industriel. Pour ne plus parler des ouvriers et des ouvrières, on rase des (anciens) quartiers industriels. Par exemple à Lille, la ZAC de l’Union, doit permettre la construction de 1300 logements et accueillir 4 000 emplois. On garde éventuellement une cheminée d’usine pour le décor. Simultanément on observe une dégradation des conditions de vie des classes populaires, une dégradation de l’habitat social et une baisse des services publics.

Matthieu Adam : Une façon de résumer le passage du deuxième type au troisième type serait de dire qu’on est passé d’une urbanisation de la demande à une urbanisation de l’offre. Dans la ville keynésienne, les personnes élues pensaient leur politique pour répondre aux demandes ou aux besoins de la population, d’où les investissements dans les infrastructures. Aujourd’hui la politique de l’offre est faite pour attirer, avec la mise au premier plan de tout le vocabulaire de l’attractivité. On veut attirer : les investisseurs (fonds de pension, fonds d’investissement d’institutions bancaires ou d’entreprises industrielles), des chefs d’entreprise, des cadres, et des populations étudiantes vues comme les cadres de demain, à travers notamment les universités et les grandes écoles, et enfin des touristes, notamment en France où le tourisme a un poids économique très important.

Nous avons planté le décor en donnant une vision très générale pour ouvrir le débat dans la séance de questions. Une autre façon de le faire serait de donner quatre entrées principales par lesquelles entrer dans le livre : 

  • Par les processus : financiarisation, désindustrialisation, rente foncière, circulation des capitaux…
  • Par les objets : espace public sonore, fronts d’eau, quartiers périurbains, smart city
  • Par les rapports sociaux : attirer les populations désirées, évincer les populations indésirables. On observe un nettoyage, parfois très visible avec l’ordre policier dans les quartiers relégués, un ordre classiste, raciste. Et parfois très indirect : les pauvres partent parce que de toute façon les loyers sont trop chers, ou alors on fait des politiques « écologistes » tournées vers les cadres, avec les meilleures intentions du monde. Par exemple quand on mesure la quantité de déchets quotidienne autorisée pour réduire le volume de déchets total, on va calibrer cette quantité sur un couple de cadres avec double emploi, sans prendre en compte le fait que les personnes qui ne travaillent pas consomment nécessairement plus à la maison.
  • Par l’environnement et le numérique. On serait en train de passer de l’économie du pétrole à l’économie de la donnée, nécessairement plus vertueuse. Or les approches critiques sont en train d’émerger sur cette question et certains chapitres s’en font l’écho.

Par ailleurs, nous avons essayé de faire, autant que possible, malgré le sujet très lourd et pas forcément positif, que chaque chapitre se termine sur des alternatives : le capitalisme urbain n’est pas un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage. Certaines alternatives sont très institutionnelles, parce que c’est nécessaire de passer par les moyens institutionnels (face à AirBnb par exemple), et d’autres reposent sur l’illégalité (l’occupation notamment). Et puis il y a les fois où le capitalisme échoue tout seul, ou ça ne marche pas. Un exemple qui n’est pas dans le livre : la place Mazagran à Lyon, rénovée sous l’ère Collomb avec une volonté d’évincer les populations indésirables, de produire une ville lisse, apaisée. En fait il y a encore du deal, de la consommation de drogues, des activités non voulues par les gouvernements urbains dans l’espace public et en face des plaintes pour bruit… bref cette politique municipale n’a pas marché. Parmi les exemples présents dans le livre, il y a l’échec des projets de renouvellement urbain à Hambourg et à Tourcoing ou la défaite du capitalisme financiarisé autour de la gare TGV de Perpignan.

Émeline Comby : Nous voulions redonner du sens à la notion de droit à la ville. On aime autant l’un que l’autre Henri Lefebvre, mais aujourd’hui on constate dans les discours que tout est droit à la ville, y compris tout ce qui n’est pas droit à la ville.

En lien avec les indésirables qu’a évoqué Matthieu se pose la question de la justice socio-spatiale. On pense par exemple au traitement des populations migrantes et exilées à Porte de la Chapelle à Paris. Il s’agissait de donner à voir le moment où l’accès aux lieux deviendrait vraiment possible pour toutes et pour tous. La forme ne préjuge pas de l’accès aux ressources. Ainsi, les gratte-ciels sont souvent des constructions pour les plus riches, mais il y a un exemple dans l’ouvrage, en Australie, où un gratte-ciel accueille la première école publique verticale à Melbourne depuis 2018, destinée à accueillir 450 enfants. Cela existe le droit à la ville, dans la réalité, hors des discours hypocrites qui manipulent l’idée cyniquement.

Deuxième question, aujourd’hui on est dans un régime de propriété, on s’en rend bien compte quand on paie son loyer, et donc c’est la question de comment passer de la propriété à l’appropriation. Comment on s’approprie les espaces vacants, avec notamment l’exemple des squats : comment, à partir des squats, on peut imaginer d’autres façon de faire la ville ?

Troisième entrée : Lefebvre dit qu’il les habitants et les habitantes s’approprient la production de la ville, que le droit à la ville c’est quand les gens agissent, et notre idée c’était de dire que pour agir il faut que les gens comprennent ce qu’il se passe. Ce que nous disons c’est que le droit à la ville a été instrumentalisé. On voulait donner des idées pour que chacun et chacune à son échelle contribue à passer de la ville comme moyen d’accumulation à une ville qui passerait à un « vrai » droit à la ville.

Il est important de dire que ce livre n’est pas « urbaphobe », l’idée n’est pas que la solution passe par un retour à la campagne, mais que les solutions sont en ville pour les personnes vivant en ville, contre les clichés sur la campagne comme cadre de vie idéalisé. Les questions abordées en ville se retrouvent dans la campagne : pollution, cancers environnementaux, nuisances, pauvreté… Notre discours n’est pas d’idéaliser la campagne, ni de dire qu’il faut fuir la ville, mais de dire qu’il faut trouver en ville des solutions.

Matthieu Adam : Derrière l’urbaphobie, très en vogue avec des discours sur « l’exode urbain », il y a aussi l’idée réactionnaire que les humains sont naturellement bons et que la ville les pervertit, et qu’alors la seule solution serait la fuite. Mon propos n’est pas de discréditer l’envie de vivre hors la ville, mais bien de questionner l’idée de réappropriation des moyens de production dans l’urbain.

La salle applaudit chaleureusement les deux orateur et oratrice et les questions commencent.

Question : on vous sent engagés, quel sont vos engagements de chercheur et chercheuse ?

Émeline Comby : les auteurs et autrices ont des niveaux d’engagement très différents, certains très radicaux, d’autres plus modérés. Disons qu’ils recouvrent tout le prisme de l’engagement à gauche. À titre personnel je me sens culturellement influencée par la géographie radicale.

Matthieu Adam : C’est un ouvrage « œcuménique », dans le sens où on n’a pas regardé les parcours des auteurs et des autrices, mais ce n’est pas un ouvrage sur appel à contribution, on a été chercher les personnes, pour leur expertise sur les sujets choisis et parce qu’on appréciait leur façon de les traiter. D’une part, on a surtout pris des gens dominés dans le champ universitaire. D’autre part, on peut se satisfaire de la ville telle qu’elle est aujourd’hui, beaucoup de gens le sont. Nous, nous avons a fait le choix de chercher des auteurs et autrices qui ne sont pas satisfaits des inégalités existantes. Nous n’avons pas peur de dire que la géographie marxiste s’est renouvelée au cours des trente dernières années et qu’elle peut servir à penser les sociétés urbaines contemporaines. Donc en ce sens l’ouvrage est engagé. Mais il ne faut pas pour autant croire qu’un ouvrage puisse enclencher une dynamique révolutionnaire, comme dans une approche mythifiée qui laisseraient croire que les ouvrages de Henri Lefebvre ou de Guy Debord auraient déclenché mai 1968.

Une autre idée importante, c’est qu’il n’y a pas que la métropolisation et la gentrification pour penser la ville : il y a plein de processus en cours et l’idée de l’ouvrage est de montrer toute cette diversité de processus, beaucoup plus que la métropolisation et la gentrification qui retiennent à elles seules toute l’attention.

Émeline Comby : Quand Matthieu dit qu’on a fait écrire des personnes dominées, plus explicitement, on a fait écrire des femmes, avec dix-huit autrices, plus de la moitié, et des personnes qui sont majoritairement des précaires dans l’université.

Question : Je fréquente des cercles qui ont lu Henri Lefebvre mais qui tombent dans l’utopie spiritualiste, qui idéalisent par exemple Auroville en Inde, ce type d’enclaves qui en fait au nom de l’œcuménisme excluent les musulmans, qui comptent peu d’Indiens sauf des hautes castes. Ces enclaves sont en fait un entre-soi. Comment puis-je les convaincre de gratter sous l’utopie pour retrouver une forme d’esprit critique ?

Matthieu Adam : Il y a une tendance des personnes qui s’auto-organisent à rester entre gens qui se ressemblent. Ce n’est ni étonnant ni nouveau, et c’est assez inévitable, mais il y a la question de savoir si on peut s’en satisfaire. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup d’utopies qui se sont construites là-dessus, pas seulement Auroville mais aussi la Silicon Valley, avec des gens qui se sont (au départ !) opposés au monde tel qu’il existe, dans une forme de quête d’autre chose.

Je pense malgré tout qu’il y a des choses que l’on peut faire, que des gens qui sont diplômés peuvent aller à la rencontre de personnes qui ont des problèmes de loyer pour voir avec elles ce qu’on peut faire. Flamina Paddeu a écrit un chapitre dans l’ouvrage et elle vient tout juste de publier un livre sur le sujet (Sous les pavés, la terre, Le Seuil). Elle travaille sur l’agriculture urbaine et montre qu’il y a des projets qui sont complètement insérés dans la logique de la ville néolibérale, mais aussi des projets qui permettent vraiment à des personnes très différentes de se rencontrer et de lutter contre le capitalisme urbain. Autre exemple, à Besançon, avec les jardins des Vaites que de l’extérieur on peut dire « en autogestion », mais où ce mot n’est jamais prononcé, et qui est porté par des personnes de classes populaires. C’est ce type de lieux qui permet aussi des rencontres.

Émeline Comby : Il est vrai que la dimension spirituelle de la ville est assez absente de notre livre alors qu’on pourrait l’attendre. Ensuite ça a beaucoup existé les utopies urbaines, on a plein d’exemples, mais en fait on n’obtient souvent rien de plus en créant une ville ex-nihilo

Question : Quels sont les acteurs du capitalisme ? Qui sont-ils ? Pour sortir du capitalisme comme un grand tout, parce que dès qu’on travaille sur l’urbain on se perd dans les acteurs.

Émeline Comby : Il y a d’abord des grands acteurs privés (Bouygues, Vinci) qui contribuent à uniformiser la ville. S’y ajoutent certains acteurs pour lesquels règne un grand flou entre le public et privé. Avec des sociétés publiques d’aménagement par exemple, dont on se demande si c’est du public ou privé. On peut citer l’exemple de Besançon et des Vaites où l’agence Territoire 25 est une SPL qui assure sous l’autorité de la ville l’aménagement et le développement du futur écoquartier en lieu et place des jardins. Une société publique locale (SPL en plus court) est une structure juridique à la disposition des collectivités locales pour favoriser l’aménagement et le développement. Il y en a autant que de villes voire autant que de projets urbains, mais elles servent en fait les intérêts privés. Et cette multiplication donne une nébuleuse qui explique pourquoi on a du mal à les identifier comme acteurs. ll faut ajouter les lobbies du BTP, dont il ne faut pas oublier la puissance, puisqu’en France construire ce sont des emplois. Donc trois premiers types d’acteurs avec la question de savoir qui sert qui et quand…

Et puis les populations habitantes qui n’arrivent pas toujours à identifier ces premiers acteurs, ceux qui sont souvent oubliés ou non écoutés (sauf sur les panneaux, « une ville pour tous », « mixité sociale ») et qui sont souvent face à des documents très juridiques, très compliqués… Donc la question c’est comment créer les alliances pour aider ces personnes, par exemple comment on construit une plainte au tribunal administratif : comment se mettre en relation rapidement pour faire circuler les savoirs aussi vite que les capitaux.

Matthieu Adam : La question des acteurs c’est : « comment une décision a été prise ? ». Et même comme chercheur ce n’est pas toujours facile de remonter le fil. Je me suis demandé pourquoi il y avait des grilles partout à Confluence. Les promoteurs disent : « c’est une demande des élus ». Les élus disent : « c’est une demande de la population ». La population dit « c’était là quand on est arrivé ». Les architectes disent qu’ils ont au moins essayé qu’elles soient jolies. Personne n’est responsable. La multiplication des micro-barrières semble être là, « dans l’air du temps », alors qu’évidemment il y a une chaîne de commandement. Par contre, c’est difficile de saisir pourquoi telle ou telle typologie d’aménagements devient systématique à un moment donné.

Ça pose la question de la privation de la démocratie. À Lyon par exemple, l’acteur politique fondamental en matière d’aménagement, c’est la Métropole. Mais les populations habitantes ne savent pas quels sont ses pouvoirs, ses compétences, encore moins qui prend les décisions ni même où se déroule le conseil métropolitain. Et le fait que celui-ci soit élu au suffrage universel n’y change pas grand-chose. C’est juste le résultat d’un bricolage entre Collomb et Mercier [Gérard Collomb, baron local socialiste de 2001 à 2020 et Michel Mercier, sénateur de droite et président du département du Rhône dont le fief électoral était constitué les parties rurales du département]. Il y a une forte opacité, même pour le chercheur, à l’échelle de la Métropole de Lyon, pour comprendre comment les débats se déroulent.

S’y ajoutent beaucoup d’acteurs importants mais difficiles à identifier. Je pense aux fonds d’investissement tels que BlackStone. Ils achètent par dizaines de milliers des logements sociaux dans des endroits où le logement social est bien géré par le privé qu’en France : en Suède, au Royaume-Uni… Et aujourd’hui on ne comprend plus ce qui se passe en ville si on ne s’intéresse pas aux firmes du numériques, notamment les GAFAM. Les données sont devenues un véritable gisement de richesse et leur exploitation transforme le capitalisme urbain. A travers Waze ou Maps, Google a par exemple une influence très forte sur les pratiques mais aussi sur les politiques de mobilité urbaine. Avec sa filiale Sidewalks, elle voit désormais l’urbanisme comme un marché, tout en exploitant les données des systèmes d’open data des collectivités. Dans le même esprit, on voit l’influence croissante des entreprises qui développent et exploitent les technologies de surveillance, en particulier la reconnaissance faciale. Les firmes « traditionnelles » du capitalisme urbain ne sont pas en reste : les opérateurs de réseaux d’énergie et de transport, tout comme les nouveaux acteurs de la mobilité urbaine (Uber, Lime, Dott, etc.) mais aussi les assureurs ou les agents immobiliers, s’appuient sur la data à la fois pour optimiser leurs stratégies et pour exploiter de nouvelles ressources.

Et même les élus qui se saisissent de ces questions sont complètement perdus. Par exemple, on commence à avoir des leviers (contrôle des loyers, contrôle d’AirBnB) qui certes sont beaucoup de pansements sur la même jambe de bois, mais qui montrent que les politiques publiques s’emparent de ces sujets. Or le plafonnement des loyers par exemple c’est une politique d’État : c’est l’État qui décide si on peut l’appliquer à la demande de la municipalité : Éric Piolle, le maire de Grenoble, l’avait mis dans son programme et finalement ça ne dépend pas de lui. Ensuite la collectivité n’a pas vraiment de moyens de contrôle sur le plafonnement des loyers : c’est l’État qui peut contrôler, or il ne met pas de moyens pour le faire.

Question : Y a-t-il des formes urbaines qui ont mieux résisté au capitalisme ? Et autre question : on a bien compris que vous n’étiez pas ruralophiles, mais comment réinterroger cette proximité entre capitalisme et l’urbain et du coup entre d’autres formes politiques et les ruralités, notamment sur la capacité à comprendre plus facilement un PLU dans une petite commune et ensuite à influer dessus ?

Émeline Comby : On n’a rien contre le rural, au contraire, d’ailleurs il suffit de voir une forêt plantée pour voir comment le rural aussi c’est du capital. C’est pour ça que nous avons travaillé sur le capitalisme urbain et non le capitalisme en ville : beaucoup de paysages ruraux ont été façonnés par le capitalisme urbain, il suffit de penser aux vignobles près des villes, comme à Montpellier. Le problème des discours urbaphobes, c’est d’opposer la campagne à la ville en disant que la ville c’est le mal, alors que les mêmes questions se posent partout. Le livre le montre avec par exemple le chapitre sur la privatisation de la nature, un problème qu’on retrouve dans les espaces ruraux. La question des PLU est intéressante : aujourd’hui c’est de plus en plus des PLUi, avec le i pour intercommunaux, avec une technicité croissante et une affirmation de la continuité entre les villes et les campagnes dans les documents de planification.

Matthieu Adam : Certes on peut croiser plus facilement les élus à la campagne, mais les élus ont de moins en moins de pouvoir. On a un déficit d’ingénierie publique. De nombreuses petites communes se retrouvent à faire appel à des bureaux d’études qui photocopient les PLU, en changeant essentiellement le nom de la ville ou du village et les cartes, contre quelques dizaines de milliers d’euros.

On retrouve également des acteurs aussi puissants et insaisissables qu’en ville : typiquement la SAFER depuis la seconde Guerre mondiale, aux mains de la FNSEA [le syndicat agricole majoritaire, de tendance conservatrice]. C’est vrai qu’en face on a aussi d’autres acteurs qui peuvent peser, comme la Confédération paysanne, qui est assez forte nationalement pour peser face à la SAFER et la FNSEA. De même quand on voit le poids de Limagrain ou de Lactalis, même si tu connais bien ton maire, il est difficile de faire le poids par rapport ces géants industriels du monde rural.

Sur la question de formes urbaines qui résisteraient mieux au capitalisme, je n’y crois guère. D’abord parce qu’on risque le spatialisme : une forme de déterminisme qui dirait que parce que c’est disposé comme ça, ça résiste. Il est vrai que localement on observe des choses : pourquoi y a-t-il des appartements qui résistent à la gentrification sur les pentes de la Croix Rousse ? Certains d’entre eux sont trop sombres, trop humides ou n’auront jamais d’ascenseur, autant de problèmes pour être gentrifiés. Et donc il faut descendre à une échelle très fine, celle de l’immeuble voire celle de l’appartement, pour trouver des exemples de résistance à la gentrification.

On trouve dans d’autres pays des acteurs, plutôt que des formes urbaines, qui sont capables de résister au capitalisme, par exemple en Allemagne ou en Uruguay, d’énormes coopératives qui possèdent des centaines ou des milliers logements et qui ont les moyens de s’opposer à la privatisation.

Question. Souvent quand on essaie de réduire la place de la voiture, les communes ne prévoient pas davantage de transports en commun. Comment faire pour anticiper ?

Émeline Comby : Dans le cas du projet de reconquête des Berges du Rhône, on a observé une opposition structurée contre la politique de Collomb autour du recul de la voiture. En effet, sur les Berges du Rhône, il y avait avant un immense parking là où depuis 2007 se trouvent des espaces publics. Les personnes élues de droite refusaient ce projet autour de l’idée que la voiture et les parkings incarnaient la vie et la sécurité en ville. Le compromis a été de construire le parking souterrain de la Fosse aux Ours. On pourrait aller vite sur la voiture en disant cette opposition droite – gauche reposait sur une vision individualiste ou écologique autour de ce mode de transport. Il faut en fait être plus prudent. Il y a quand même une question sociale pour les gens qui travaillent loin, en horaires décalés, etc., en particulier dans les classes populaires. L’injonction à la transition écologique peut risquer de stigmatiser des personnes qui n’ont pas le choix et pour qui la voiture est le mode de transport qui convient le mieux à leurs contraintes. Et un risque sous-jacent de mettre encore plus en difficulté des personnes qui n’en ont vraiment pas besoin.

Question : Vous avez construit votre propos sur la constitution du capital fixe au départ et finalement au cours de votre discours on aboutit à une forme d’universalité : alors est-ce que le capital a gagné tous les espaces ou est-ce que ça veut dire le capital fixe a perdu en importance par rapport au capital mobile ? Ce qui expliquerait que la campagne, moins le lieu des capitaux fixes, soit aujourd’hui intégrée à cette question du capitalisme ? J’ai bien noté vos trois mouvements historiques : ne sommes-nous pas aujourd’hui dans un quatrième mouvement avec des formes nouvelles, qui toucherait le rural autant que l’urbain ? Et deuxième question : la ville depuis trente ans est lieu des appropriations, des expériences, aujourd’hui on a l’impression que c’est retombé, nuit debout est parti se recoucher très vite. Est-ce que maintenant le rural va connaître le même sort, l’hypertechnicité, la reprise de contrôle ? Tout espoir est-il vain ? Et qu’en est-il de la démocratie, peu présente dans l’index de votre livre ?

Émeline Comby : Tous les capitaux ne sont pas fixes : il y a des capitaux qui circulent, avec tous les projets urbains qui ne verront pas le jour, comme les projets de smart cities portés par les GAFAM et qui finalement seront financés par de l’argent public et non par ces firmes informatiques qui ont tendance à se retirer. Des entreprises investissent dans des projets, certains s’enrichissent, pas toutes. On le voit avec un autre exemple de la ville néolibérale et de ses capitaux circulants, c’est l’exemple des mobilités : les trottinettes, des vélos en libre-service, qui disparaissent comme ils sont apparus. Le capitalisme a besoin de fixer des capitaux, mais il a aussi besoin que ça circule, notamment par des levées de fonds, parce qu’il faut produire, consommer et détruire.

Matthieu Adam : Manuel Castells, sociologue espagnol qui a écrit sur la métropolisation dans les années 1990 et qui est aujourd’hui ministre de l’enseignement supérieur en Espagne, avait écrit que l’ère de l’information pourrait réduire la centralité et l’influence des grandes villes dans un monde de flux, alors que c’est l’inverse qui s’est passé : les grandes villes ont concentré davantage de capitaux. Alors certes, l’importance des grandes villes, c’est aussi beaucoup un discours satisfait des grandes villes sur elles-mêmes, mais malgré tout, les grandes villes comptent toujours. Les investisseurs les plus gros ont des algorithmes pour sélectionner les espaces où il faut investir dans l’immobilier, ils sont très sélectifs spatialement : en ce sens, on peut dire que les capitaux fixes ont perdu un peu de leur fixité, mais les biens matériels, eux, restent fixés au sol.

Ce qu’on voit dans les soulèvements populaires, c’est que ce qui est efficace dans la lutte c’est de bloquer les flux, les circulations : c’est bien cela qui a marché lors des grèves de 1995 ou ce qui a reprise avec la révolte des Gilets Jaunes. Mais cela n’oblitère pas la question du logement, qui est le premier poste de dépenses des ménages, et qui n’est jamais au centre des revendications politiques, des mouvements sociaux, des campagnes électorales. D’autant qu’on parle de choix résidentiel, c’est une très mauvaise expression, car c’est rarement un choix, en tous cas c’est bien souvent un choix contraint et limité, qui entraîne ensuite des dépendances liées au déplacement. Quand vous achetez un logement, vous n’achetez pas un kilo de sucre comme le dit Henri Lefebvre. Vous achetez les aménités qui vont avec, un quartier, une accessibilité, un environnement. Dorénavant, c’est là-dessus que nous voudrions travailler, parce que finalement la question du logement est aussi centrale que celle des flux.

Compte-rendu rédigé par Jean-Benoît Bouron et visé par les auteurs.

Le Périscope à Lyon, 19 octobre 2021.

Compte-rendu de table ronde de la Nuit de la Géographie 2021 : L’hospitalité au coeur du tourisme réinventé

Table ronde participative : L’hospitalité au cœur du tourisme réinventé.

Animateur : Samuel Belaud, Pop’Sciences

Invités : Rodolphe Christin, sociologue

Guillaume Barral, professeur d’histoire-géographie en lycée, chercheur

Samuel : Le thème de cette table ronde est l’hospitalité, dans le cadre particulier du tourisme, à travers l’exemple des plate-formes, et plus précisément, AIRBNB. Cette table ronde étant participative, nous accueilleront les questions de facebook live et de youtube live, en particulier.

Généralement l’expression hospitalité, s’applique plus dans le champ des migrations humaines, et à la capacité qu’a un territoire à accueillir des populations étrangères, des migrants, sur son sol, mais appliqué au tourisme, les tenants et les aboutissants sont quasiment les mêmes, on reste dans le champ de la bienvenue de l’étranger.

Un premier aperçu en guise d’introduction, à travers un tableau, celui de Cesare Dell’acqua, L’hospitalité d’une villa à Pompéi (1875) .

On y retrouve l’essence de ce qu’est l’hospitalité, la capacité de bienveillance, de cordialité d’un peuple à accueillir des voyageurs étrangers qui deviennent des hôtes – terme important puisque l’étymologie d’hospitalité renvoie à hôte, mais aussi à hospice et à hostile.

On comprend que cette hospitalité opère sur trois dimensions : le territoire, et la manière dont il va être aménagé, la population, c’est-à-dire la capacité de bienveillance et d’accueil, et une troisième, quand on prend le prisme du tourisme, à savoir les services, ceux qui font l’interface entre visiteurs et habitants : ceux qui hébergent, ceux qui nourrissent, ceux qui divertissent, etc…

Avec nos deux invités on va se demander comment on va au-delà des offres d’accueil hyper standardisées que le tourisme de masse a développé, contrevenant parfois au principe d’hospitalité ; comment les plates-formes d’hébergement, type AirB&B ont chamboulé les imaginaires de l’hospitalité et se sont imposées de manière fulgurante dans le paysage touristique moderne, et enfin comment la crise liée au covid 19 a bouleversé le champ de l’expérience touristique en général celui de l’hospitalité en particulier.

Pour en parler, je suis ravi d’accueillir Guillaume Barral, vous êtes professeur de géographie et vous avez fait des recherches, en particulier, sur AIRBNB, et Rodolphe Christin, vous êtes sociologue, spécialiste du tourisme et vous avez sorti aux éditions Écosociété, un Manuel de l’anti-tourisme et plus récemment un essai, La vraie vie est ici, sous-titré d’une question, Voyager encore ?

Première partie: l’hospitalité, un concept éclairant pour comprendre le tourisme d’aujourd’hui.

Samuel: Pour commencer, Guillaume, comment est-ce qu’on défini l’hospitalité, précisément dans le cadre du tourisme ?

Guillaume : À partir des recherches que j’aie pu faire, l’hospitalité au sens large, c’est le partage du chez soi, le partage de l’intimité quotidienne, du lieu de vie, de notre habitation, notre quartier. Il y a donc une notion très sensible de l’hospitalité. Et puis c’est aussi la rencontre entre deux personnes, deux groupes sociaux. Il y a deux points de vue : celui du touriste, du voyageur d’une part, et celui de l’hôte d’autre part pour ce qui est de l’hospitalité. Le touriste  qui voyage pour rencontrer l’autre pour trouver une forme d’exotisme, pour reprendre les termes d’Edward Saïd, pour se confronter à un ailleurs. De l’autre côté, on a l’hôte qui est plutôt dans une logique d’accueil et de proposition d’une expérience en quelque sorte, plus ou moins cadrée par des critères, des standards (hôteliers, particuliers à l’inverse, des couchsurfeurs, des hôtes RB&B…).

Je suis assez d’accord avec l’approche de Michel Agier[3], c’est qu’au départ dans l’hospitalité il y a quand même un aspect sacré, si on regarde d’un point de vue historique, dans les sociétés grecques et romaines, comme le montrait le tableau on accueillait le voyageur de passage qui cherchait l’hospitalité, et cette personne était considérée comme un envoyé des dieux. Après si on regarde aujourd’hui il y a trois types d’hospitalité qui se déploient, et je reprends la thèse d’Yves Cinotti: il y a l’hospitalité territoriale, domestique, qui recouvre les gestes hospitaliers des résidents d’une destination vis à vis des touristes, et puis on a une hospitalité d’ordre plus commercial, et en fait là, on peut se demander si c’est de l’hospitalité, parce qu’on peut difficilement partager un chez soi dans un hôtel ou un restaurant. Voilà pour résumer.

Samuel : c’est bien de pointer cela car, Rhodolphe, il y a une différence sémantique entre deux langues, l’anglais et le français. Les Anglo-saxons vont dire hospitality, nous hospitalité, sauf que hospitality a le sens d’hôtellerie, restauration, manière pour l’industrie touristique de s’approprier le terme dans une perspective marchande. Alors diriez-vous que cette notion d’hospitality anglo-saxonne, a infusé, redéfini la place de l’hospitalité sur les autres territoires, chez nous en particulier ?

Rhodolphe : Oui, tout à fait. On peut remettre en cause une des versions du terme hospitalité qui contient la notion de gratuité. On accueille, on ouvre les portes de sa maison à une personne qui passe, qui est dans une situation de vulnérabilité, ce qui est un peu le lot de l’autre, de l’étranger, celui qui a quitté l’espace de ses familiarités pour être dans l’ailleurs et du coup les sociétés hôtes ont prévu un principe d’accueil gratuit qui est de partager ce qu’on a avec l’homme ou la femme de passage, compte tenu de cette vulnérabilité qui est la sienne.

Aujourd’hui, avec le tourisme qui est quand même la première industrie mondiale, on est dans une logique très différente,  qui est pleinement dans la définition anglo-saxonne de l’hospitalité, c’est-à-dire une prestation de services qu’on propose pour quelqu’un qui arrive dans un but précis de visiter, découvrir, de profiter d’un territoire avec toute une gamme d’attractions qui lui sont proposées, c’est-à-dire vendues ! Et donc on est bien avant tout dans une approche commerciale qui vient modéliser cette définition de l’hospitalité. Et est-ce qu’on peut dire d’un commerçant qui tient un magasin qu’il fait preuve d’hospitalité lorsqu’il accueille un client ? Je ne suis pas convaincu que le terme soit approprié pour définir ce type de relation-là, et aujourd’hui le tourisme est devenu une prestation de services. C’est pourquoi on peut tout à fait maintenir le terme d’hospitalité dans le cas de l’accueil des migrants, alors que dans le champ touristique on est dans le cas d’une démarche d’accueil de gens qui ont les moyens de s’offrir une prestation de services, d’hébergement, de restauration, face à d’autres qui sont là pour leur vendre un service. 1h58

Samuel : Dans ce cadre là, le terme est quand même très utilisé et de plus en plus dans des stratégies marchandes et d’accueil comme un champ sémantique associé au tourisme bienveillant au tourisme responsable, etc… Donc le touriste et l’industrie touristique même dans le cadre de son renouvellement après le covid 19 va continuer à se saisir de ce principe d’hospitalité en disant l’expérience sensible que vous voyageur, vous allez vivre chez nous avec les locaux avec notre territoire, sera tel que vous vous sentirez « chez vous ». Est-ce que c’est là-dessus que l’hospitalité se joue aujourd’hui dans le tourisme comme à la maison ?

Rodolphe : je vais répondre là-dessus mais je vais parler des AirB&B. Je ne voudrais pas brûler les étapes mais il y a eu cette idée-là au début de AirB&B ou des gens qui avaient des locaux qui se prêtaient à l’accueil de visiteurs disaient « nous on va faire quelque chose d’alternatif à l’hôtellerie classique, à l’accueil de touristes classiques et les gens seront chez nous et on les accueillera comme à la maison ». L’idée s’est développée ensuite de vendre aussi de l’expérientiel, du style, je suis apiculteur dans les Alpes de Haute-Provence, je vais vous montrer comment on s’occupe d’une ruche… Ce sera à la fois une expérience touristique et puis un partage de savoirs, de savoir faire, sauf que ça avant dans le voyage on pouvait le rencontrer de manière aléatoire, non planifiée, par le hasard d’une rencontre ; la personne avait un statut, une activité particulière qu’elle nous faisait découvrir, parce qu’elle vous accueillait chez elle au nom peut-être de l’hospitalité, elle vous faisait entrer dans son activité. Sauf que avec le développement et la systématisation économique des AIRBNB, ce sont devenus des prestations de services qu’on va pouvoir planifier, acheter, et là encore on a une marchandisation de quelque chose qui précédemment était gratuit, donc ça montre bien toute une évolution du tourisme qui est en train d’intégrer la vie quotidienne des gens, où chacun peut devenir un opérateur touristique qui a quelque chose a vendre à un touriste de passage, qui va pouvoir organiser ça de manière presque imprévue avec des smartphones et toute une logistique numérique qui va lui permettre d’organiser les choses à chaud alors qu’en fait on est vraiment dans une forme d’organisation marchande d’une prestation. 2h01

Guillaume : Je suis tout à fait d’accord. Il existe une bulle touristique, au-delà de laquelle on veut sortir, sortir des sentiers battus, on veut vivre comme un local, etc… Est-ce que ça vient des touristes en tant que tels ou plutôt des entreprises qui se développent, je pencherais plutôt vers le fait que ce sont les entreprises qui ont tendance à pousser dans ce sens là pour ouvrir de nouveaux marchés. Mais il y a quand même cette appétence pour l’idée qu’on peut faire du tourisme proche de chez soi, dans son voisinage, s’aventurer et découvrir d’une manière différente.

Samuel : Vous disiez en introduction que l’hospitalité c’est accueillir un étranger, mais un étranger qui nous ressemble un peu. En poussant un peu, l’hospitalité appliquée au tourisme c’est accueillir un étranger mais pas n’importe lequel et surtout  pas sans date de fin. C’est peut-être ça aussi qui fait la différence avec l’hospitalité dans le cadre des phénomènes migratoires ?

Guillaume : On parle d’étrangers c’est global, il faudrait plutôt parler de touristes. Ce sont surtout des personnes qui ont les moyens de le faire, qui ont un capital, économique, social, culturel, qui leur permet de se dire je vais pouvoir aller dans un ailleurs spécifique. Et généralement quand on a des pratiques d’hospitalité, on a la rencontre entre des hôtes et des touristes qui partagent les mêmes codes, qui partage aussi le même capital, qu’il soit économique ou culturel, et là, avec l’exemple des AirB&B on a des touristes qui sont des personnes aisées, généralement masculines, des jeunes qu’on appelle les milléniums, et des personnes blanches. Dans le cadre d’AirB&B, on peut faire le choix de qui on va avoir chez soi ; on a vraiment une recherche d’entre-soi. 2H04

Rodolphe : On peut se poser la question: est-ce que le but du touriste aujourd’hui, c’est de vivre comme un local ? Je ne suis pas certain. À une époque il y a eu la mode du tourisme vert où les gens allaient vivre la multi-activités des agriculteurs qui allaient s’ouvrir au tourisme et développer tout un tas d’activités touristique en complément de leur activité agricole. Très vite on s’est aperçu que la demande touristique c’était pas de vivre comme un agriculteur et avec les conditions de confort d’un agriculteur. Très vite pour la partie réservée à l’accueil du touriste on a dû réfléchir en terme de gamme de confort, de prestations, douches, etc… parce que les gens n’avaient pas du tout envie de vivre comme un agriculteur cévenole, par exemple. Donc il y a vraiment une condition liée au fait de pratiquer le tourisme qui est une demande de confort. Le tourisme c’est quand même un voyage d’agrément, une recherche d’hédonisme et pas endurer des conditions de vie difficiles ou rustiques. On a qu’à visiter des pays comme en Afrique pour s’apercevoir que les touristes ne vivent pas à l’africaine. J’ai vu des villages sommaires où les gens vivaient dans des conditions de vie assez précaires et le point réservé au touristes était d’un niveau de confort, de luxe complètement dépareillé par rapport à la vie locale. C’est surtout ça le tourisme aujourd’hui !

Samuel : Une question tombe d’un spectateur à pic pour conclure cette première partie sur l’hospitalité. Est-ce que le tourisme responsable, éco-solidaire, n’essaie justement pas de revenir aux origines de l’hospitalité, et si oui, avec quelles limites et comment ? 2H07

Rodolphe : Le tourisme solidaire c’est un nouveau produit bien défini pour une clientèle bien définie, mais qui n’a pas vocation à remplacer le tourisme classique. Il s’ajoute au tourisme existant avec une clientèle particulière, une éthique, une philosophie particulière. Mais est-ce que les touristes solidaires vivent comme leurs hôtes ? Je n’en suis pas convaincu. Les hôtes savent très bien organiser une prestation dédiée à l’accueil de visiteurs dont ils connaissent a priori les attentes, mais je ne crois pas que dans le tourisme solidaire, on ait une immersion plus authentique que dans le tourisme classique. Certes on va bien souvent dans des lieux plus isolés, moins massifiés au plan touristique. Mais on peut aussi réfléchir, est-ce qu’on est pas en train, en pratiquant ce genre de tourisme, de contribuer d’une certaine manière à la pénétration du tourisme chez des gens qu’on tend aussi à transformer et à organiser en terme de critères qui sont les nôtres et pas les leurs.

Guillaume ; Je suis totalement d’accord. En terme spatial on a une extension de l’oekoumène touristique, sans arrêt ; on a tendance en développant le tourisme responsable, éco-solidaire à développer ça pour conquérir d’autres espaces au tourisme. Au final, c’est aussi un vernissage en quelque sorte de parler de tourisme responsable, éco-solidaire par rapport à l’hospitalité. On cherche à retrouver ces origines de l’hospitalité, à partager un chez-soi, quel qu’il soit, en terme d’espace, en terme de population, de pratique hospitalière soit mais justement il y a souvent une construction autour de ça, on a tendance à construire un chez-soi malgré tout, à chaque fois.  Mais en fait c’est un vernissage, une sorte de greenwashing.2h09

Rodolphe : À titre de contre-exemple,  je discutais avec quelqu’un qui m’évoquait la situation d’un tourisme qui se développait au Maroc, où les gens accueillaient chez eux. Il m’a dit quand les gens sont amenés à accueillir chez eux un visiteur, c’est qu’ils n’ont plus le choix. Ils sont vraiment obligés de le faire parce que ça ne va pas de soi, même dans la société la plus ouverte, d’accueillir quelqu’un chez soi, dans ses espaces domestiques. C’est pour ça que bien souvent il y a des espaces réservés aux gens de passage qui ne sont pas forcément les espaces de la vie quotidienne des familles. On est toujours dans une pratique d’ouverture et d’hospitalité, mais c’est pas parce que on a ces espaces réservés à l’accueil de la personne de passage, que pour autant les gens accèdent à l’intimité quotidienne des populations.

Deuxième partie: AirB&B, une hospitalité réappropriée par le tourisme ?

Samuel : On va passer à la deuxième partie. On va parler d’AirB&B. Car quoiqu’il en soit, des touristes, nous en sommes, il y  en a beaucoup, 1,4 milliards en 2018 dans le monde, et un mastodonte de cette industrie qu’est AirB&B, nous permet de comprendre le phénomène de l’hospitalité réappropriée par le tourisme. Guillaume, AirB&B a d’abord prospéré à l’encontre de ce modèle de destinations mercantiles, artificielles. L’idée c’était de s’adresser à des voyageurs – pas des touristes – on leur parle de découverte, d’expérience, de localité, avec le mantra « Be local » qui était leur slogan ; bref on leur parle d’hospitalité, en fait, en tous cas dans la sémantique. En quoi cela est vrai, a été vrai  et quelles différences on peut pointer entre cette intention initiale des AIRBNB et la réalité d’usage de la plate-forme ? 2h12

Guillaume : C’est vrai qu’au départ AirB&B c’était l’idée, on va pas partager le thé et les petits gâteaux avec son hôte, mais plutôt s’aventurer dans un voisinage qu’on aurait pas exploré, de résider dans des quartiers ou des lieux qui sont jusque là plutôt résidentiels et pas forcément touristiques ou qu’on aurait pas connus sans cela, etc… et vivre une expérience qui serait proposée par l’hôte. Et l’idée c’était vraiment d’établir une intimité avec l’hôte, avec ses bibelots ses œuvres d’art, tout ce qui fait sa personnalité et de traiter à l’inverse le voyageur comme un invité, etc…

Alors d’une part on a certes des usages de la plate-forme qui restent comparables, pour une partie, de ce qui est proposé sur la plate forme, parce que effectivement, on veut malgré tout essayer de s’éloigner des formes d’hospitalité qu’on peut retrouver dans les hôtels, on veut s’éloigner des codes et des standards hôteliers, renouer avec les locaux… Sauf que de plus en plus on voit qu’on veut rechercher ce qu’on appelle un service « sept étoiles » ce badge Superhost, c’est à dire des hôtes qui sont estampillés comme étant les hôtes les plus hospitaliers.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Que d’une manière générale ils ont tendance à bien accueillir, une décoration recherchée, des photographies recherchées également ; qu’ils vont proposer des annonces tirées au cordeau. Ça veut dire aussi qu’ils ne vont jamais annuler leur réservation auprès de leurs voyageurs…

Il y a aussi à côté de ça, une sélection d’hébergements appelée AirB&B+ qui correspond à des critères de qualité, ce design. Et donc on aurait tendance à se dire qu’au départ oui, le prétexte était bon, on veut s’éloigner des hôtels, mais finalement on s’en rapproche de plus en plus, avec des hôtes qui sont des sortes de micro-entrepreneurs, des personnes qui vont investir de leur argent et de leurs biens, parfois plusieurs, on parle alors de multi-propriétaires ou multi-loueurs, et dans ces cas-là ça devient presque l’équivalent de l’hôtelier puisqu’ils auront plusieurs biens qu’ils vont proposer à la location. Et au final on pourrait se demander où est la limite, si ce n’est dans l’encadrement de cette pratique et de ces hôtes qui finalement n’ont pas les mêmes droits que les hôteliers. Il y a une législation sur ça avec la loi Elan pour encadrer, mais pour autant ils ne sont pas protégés puisqu’ils sont des micro-entrepreneurs au même titre que les hôteliers. 2h15

Samuel : Pour enchaîner sur cette présentation, est-ce que à l’image de ce que l’anthropologue Saskia Cousin spécialiste du tourisme propose, est-ce qu’on peut dire que AirB&B a contrefait l’imaginaire du voyage et a insufflé un nouvel esprit au capitalisme ? L’idée qu’un phénomène économique global et mondial, le capitalisme de plate-forme, qui a trouvé dans le tourisme un sacré terrain de jeu ?

Rodolphe : Je suis d’accord avec ça. On peut dire que AirB&B a contribué à diffuser le tourisme sur des territoires qui initialement n’étaient pas organisés à des fins touristiques. Avec AirB&B tous ceux qui ont un capital pour le proposer en tant qu’offre touristique sont en capacité de le faire et tous ces gens là deviennent des agents touristiques potentiels. Et ça contribue à développer encore plus l’industrialisation du tourisme. Et on voit bien comment une pratique qui au départ se pose comme alternative, est en fait un segment de l’industrie touristique qui vient s’ajouter au reste et qui alimente cette machine infernale du tourisme en prétendant faire autrement. Après quelle est la part du cynisme, de la communication en prétendant offrir une alternative sachant qu’il y a derrière une intention de faire du business ? C’est aussi lié à toutes ces technologies numériques qu’on trimballe tous avec nous et qui nous permettent d’organiser nos activités, nos existences, nos achats, y compris dans le domaine touristique en passant par des plate-formes. Logique que l’on retrouve partout.

Samuel : Une question qui concerne les conciergeries, de plus en plus sur AIRBNB, qui font qu’il est plus difficile de parler d’hospitalité.

Guillaume : le principe de conciergerie c’est qu’il y a des entreprises qui se développent, comme à Lyon, et qui ont tendance à gérer des biens immobiliers pour le compte d’autres propriétaires. Là, effectivement, on se rapproche de maisons d’hôtes, d’hôtels, ce n’est même plus la personne qui habite le lieu qui va accueillir, mais on a des conciergeries qui vont s’occuper de plusieurs biens et là oui, on peut difficilement parler d’hospitalité à partir de la définition de laquelle on est partis.

Rodolphe : On peut ajouter que AIRBNB, là où ça s’est développé dans des villes, a contribué à écarter les habitants d’une offre de logements qui ne leur étaient plus accessibles ; a contribué aussi à réserver des quartiers complets au tourisme, là aussi on est dans une forme de ségrégation entre vie locale et vie touristique.

Samuel : Une question qui permet d’enchaîner. « Diriez-vous que le modèle AIRBNB a été dévoyé par l’ubérisation et désormais les autres doivent être invisibles comme les individus qui s’occupent de nos trottinettes, des vélos en libre service… » ?

Guillaume : Je sais pas si ça a été dévoyé par l’ubérisation, ça portait déjà en germe ces éléments là. Ça prône quand même un capitalisme de plate-forme, au départ. On tourne autour de l’idée qu’on veut développer ce type de personnes qui mettent surtout en avant des images, parce qu’au final, ce qu’on garde de AIRBNB c’est surtout des images, des photographies, de beaux lieux, de beaux espaces, et les personnes on les voit de moins en moins. Donc ça n’a pas été dévoyé, ça existait déjà en germe.

Samuel : Vous analysiez AIRBNB comme participant à faire de l’hôte un entrepreneur de soi, qui marchandise son espace domestique. Qu’est-ce que vous entendez par entrepreneur de soi ?

Guillaume : Je considère que AIRBNB c’est une épistémè au sens de Foucault, c’est-à-dire que c’est un cadre général de la pensée qui est fondé sur une entrepreneurisation des comportements et des individus. Ainsi AIRBNB est fondé sur un système de notation et de commentaires, sans arrêt. La plate-forme va amener les individus à avoir de bons commentaires, puis de meilleurs, de bonnes notes, puis de meilleures, de belles photos etc…L’objectif c’est d’établir une confiance entre le touriste et l’hôte, et ça fait de l’individu une sorte d’hôte calculateur, stratège, performant, ce que Foucault appelle un entrepreneur de lui-même, et en fait la plate-forme AIRBNB du fait de son fonctionnement même et de son design oriente les conduites des individus et les oblige à adopter ce comportement. Et même certains auteurs parlent de technologie de gouvernement à propos de AIRBNB, que ça fait des individus, des entrepreneurs individualistes, néolibéraux, soucieux de leur image, de leur réussite ; et c’est ce qu’on voit très bien avec le cas du Superhost. On ne voit pas l’image en-dessous, mais on a une construction de l’image autour de AIRBNB qui est très travaillée, avec un intérieur très photoshopé…

Samuel : On peut aussi utiliser ce tableau que vous m’aviez transmis, Guillaume, et qui présente le rapport entre le prix du loyer AIRBNB et le prix du loyer en marché immobilier classique. Qu’est-ce que ça dit de l’utilisation de AIRBNB et du fait que ça soit du capitalisme de plate-forme et non plus d’échange d’hospitalité ?

Guillaume :Le plus important et le plus intéressant par rapport à AIRBNB c’est le studio T1 parce que c’est ce qu’on a le plus, avec le plus de données, et on voit que ça rapporte quatre fois plus pour la personne qui loue son logement sur AIRBNB que si elle le louait de manière classique.

Rodolphe : C’est ce qu’on disait tout à l’heure, vous avez plus d’intérêt à louer votre appartement à un touriste de passage qu’à un habitant du quartier qui a besoin de se loger pour travailler. On rencontre ça à Lyon dans certains quartiers ; on le rencontre aussi dans toutes les zones touristiques, par exemple en Corse, c’est très compliqué pour un jeune professeur nommé dans un village corse, en bord de mer notamment, de trouver un appartement pour pouvoir se loger parce que tous les appartements sont réservés au tourisme. C’est comment l’économie touristique vient se substituer à l’économie locale. Quand tout va bien on peut dire qu’elle vient la renforcer, mais aujourd’hui on voit que cette économie est en fait très fragile, parce qu’elle dépend de flux qui sont extérieurs au territoire, donc une économie qui par principe est fragile, et aujourd’hui avec la pandémie de covid, on voit que le tourisme a reçu frontalement ce choc là et à du mal à s’en remettre, en particulier les territoires qui ont trop misé sur le tourisme qui sont en grande difficulté.

Guillaume : À l’échelle de Lyon, dans les lieux résidentiels comme la Guillotière par exemple, où on a un taux de AIRBNB qui a tendance à exploser en ce moment, j’avais rencontré une association qui combat ce phénomène, parce que ça évince des populations entières et aussi que ça met à mal tout un fonctionnement social local. Parce qu’on avait des populations racisées, mais aussi des populations peu argentées, qui étaient accueillies dans des lieux qui étaient des squats, des lieux qui sont petit à petit réhabilités, et il y a donc une forme de gentrification qui marque ces quartiers et qui est fortement lié à AIRBNB. Et ces acteurs locaux disaient que c’était une catastrophe pour eux par rapport à ce tissu associatif et aux gros acteurs qui investissent dans l’immobilier et qui viennent mettre à bas le fonctionnement habituel.

Samuel : Nouvelle question. « On voit que le problème qu’a crée AIRBNB à Venise où les Vénitiens sont partis sur la terre ferme. L’économie touristique présente une nouvelle carte de l’économie locale ». Comment on réagit à cette assertion ?

Rodolphe : L’économie touristique tend à intégrer l’économie, à la mettre sous sa dépendance. Mais on ces dernières années on a vu des phénomènes de résistance émerger on ne peut plus touristifier le monde avec autant de sérénité qu’avant. Il y a des projets d’aménagements touristiques qui se voient contestés. On sent qu’on a des populations qui se « révoltent » contre cette mainmise de l’économie touristique sur leur territoire, sur leur mode de vie. Le consensus touristique de plusieurs décennies se fissure. Et là aujourd’hui on est face à une crise, depuis un an avec la covid, dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences, et comment l’industrie touristique va se sortir de cette situation. Mais ce qui est sûr c’est que ça vient agrandir cette fissure.

Guillaume : À Venise, dans le contexte actuel, on voit que la municipalité a encadré le tourisme, par exemple une interdiction des paquebots qui ne peuvent plus rentre dans Venise, ce qui est salué par les Vénitiens. Après est-ce que ça va ramener dans Venise ? En tous cas il y a des actions.

Pour rebondir sur ce que disait Rodolphe, cette touristification elle est contestée. Par exemple dans le cadre lyonnais, à l’époque où on réfléchissait à la Métropole de Lyon à encadrer AIRBNB à Lyon, le comité de quartier des pentes de la Croix Rousse et l’association  de la « Renaissance du vieux Lyon » qui contestaient la touristification de ces deux quartiers, la Croix Rousse assez gentrifiée et le Vieux Lyon, très touristique et patrimonial, donc des quartiers assez différents en terme de dynamique, mais pour autant, dans ces deux cas, des acteurs se sont soulevés pour contester la rbanbisation et ça a joué en faveur d’un règlement, peut-être insuffisant, mais d’un règlement malgré tout.

Samuel : Dans cette logique, on peut citer le Parc des Calanques qui a entrepris une politique de démarketing et qui vient de fermer ses principaux accès par la route, on peut citer Amsterdam qui a pour ambition de fermer ses coffe-shops aux touristes étrangers, donc des démarches fortes. Ces mouvements là viennent faire écho à ce que la covid 19 va sans doute accélérer. On nous promets un tourisme d’après dans un monde d’après, mais il ne faut pas être dupes quant aux intentions quand les vannes seront rouvertes. On le voit dans le cadre européen, la Grèce hyper dépendante au tourisme pousse pour accélérer la mise en place du passeport vaccinal, fait des offres touristiques et de la publicité à tout va auprès des populations européennes pour accélérer les réservations.

J’ai quand même l’impression que les motivations à voyager vont changer, et pourquoi pas les attentes d’hospitalité. Dans son acception originelle dont on a parlé, l’hospitalité ce n’est pas seulement logé, nourri, blanchi, c’est une expérience sensible avec l’autre. Est-ce que vous pensez que la crise du covid puisse aboutir à un retour en force de cette hospitalité dans les pratiques de voyage ?

Guillaume : Avec le covid il y a eu un retour sur soi avec le confinement, un retour sur notre espace proche… Certains se sont rendus compte qu’ils voulaient voir leur quartier, leur ville changer, parce qu’on a cette volonté de retrouver un meilleur cadre de vie, avant de penser au tourisme. Après, si on réfléchit au cadre de AIRBNB, il y a plusieurs hypothèses. Certains chercheurs pensent qu’il se peut que AIRBNB s’en retourne à ce qui était au départ, c’est-à-dire à proposer des espaces partagés à des personnes ordinaires et dans une façon moindre dans une version standardisée et capitaliste. Derrière ça veut dire que les multi-loueurs, les conciergeries se sont rendus compte qu’avec le confinement, les mesures de limitation de déplacement, c’est moins intéressant de louer son bien via AIRBNB que de manière classique. Donc ces biens retournent finalement sur le marché classique. Donc on peut s’attendre à ce que AIRBNB évolue dans ce sens là. Sauf qu’à l’inverse, on peut voir qu’il mettent en place des expériences en ligne, « des activités uniques, animées par des hôtes exceptionnels, sans sortir de chez vous ». alors soit ils vont retourner vers quelques chose de plus hospitalier, soit au contraire ils vont évoluer et être toujours dans ce cadre marchand. Parce que ce qui est au centre de AIRBNB maintenant, ce n’est plus l’hospitalité, c’est l’expérience. Et pour le coup, c’est en ligne, parce qu’ils s’adaptent à la situation.

Rodolphe : On fait un pas vers la marchandisation de tout, de l’existence même.

Pour revenir à la question du démarketing,ou du remarketing, car il y aussi toute une idéologie chez les industriels du tourisme, de dire, par exemple pour la France, 80% des touristes vont sur 20% du territoire, donc il existe une manne territoriale inexploitée qu’il faut aménager pour, d’une part lutter contre la surfréquentation de certains lieux et redéployer les flux touristiques vers des lieux qui jusque là n’étaient pas très attractifs en multipliant les infrastructures, en créant de l’attractivité. Mais là on n’est pas du tout dans une alternative au tourisme ou de décroissance touristique à laquelle pourrait laisser croire le démarketing, mais plutôt dans une logique de toujours plus. On a un territoire qu’il faut encore plus développer touristiquement pour pouvoir répartir autrement des flux touristiques dont on espère qu’ils seront toujours plus nombreux. Donc cette logique là, qui prévalait avant la pandémie, je pense qu’elle est toujours dans les esprits. Vient s’y greffer la dimension il faut voyager moins loin, redécouvrir les territoires de proximité ; dans l’absolu, je serais plutôt d’accord avec ça, sauf que si on maintien ce capitalisme et qu’on le réoriente vers du local, on aura les mêmes difficultés : surfréquentation, pollution, nuisances, conflits d’usages… et ça ne règle en rien les problèmes que le tourisme posait avant la pandémie. 2H41

Samuel : Dans votre dernier bouquin vous citez Marc Augé, qui est un anthropologue qui incite le lecteur à réapprendre à voyager, éventuellement plus proche de chez nous pour réapprendre à voir. Pourtant le livre s’appelle L’impossible voyage ! Est-ce que vous y croyez vous à cette reformulation du tourisme et de l’hospitalité ?

Rodolphe : en fait, la critique du tourisme elle déborde largement la critique du secteur touristique ; de mon point de vue, c’est une critique du capitalisme dans son ensemble et de ce qu’il devient, et de cette marchandisation généralisée de tous les aspects de l’existence mais aussi de tous les territoires imaginables. Aujourd’hui on voit qu’il y a une poussée vers l’espace, je suis assez inquiet des initiatives de quelqu’un comme Elon Musk. Et on voit arriver, une espèce d’utopie qui serait que lorsqu’on aura fini d’exploiter la Terre on rendra systématique l’exploitation de l’espace. Pour moi la critique du tourisme ne sera efficace que lorsqu’elle sera consciemment une critique du capitalisme, de tout un système. C’est assez facile à dire mais plus compliqué à faire. C’est une révolution culturelle.

Samuel : Passons à l’image suivante : Guillaume, le message de cette plate-forme est très intéressant en soi ; je suis le premier à plonger dans ce genre d’initiative ! Est-ce qu’on peut et est-ce qu’on doit sortir du modèle d’économie de plate-forme. Est-ce qu’on peut partager chez soi sans AIRBNB ou sans réinventer un nouveau AIRBNB plus vert, et si oui, comment ?

Guillaume : Il faut sortir du modèle d’économie de plate-forme, ça, oui. Au départ l’idée c’était bien de proposer un monde fondé sur la disponibilité des biens ou des hébergements avec AIRBNB, mais le problème c’est que ça ne reposait pas sur un véritable partage en fait, avec ces plate-formes, ça reposait sur le fait que des individus dotés en capital puisse partager leur propres biens. Donc oui il faut sortir de ce modèle de capitalisme de plate-forme, comme l’a appelé Sébastian Olma, par contre c’est difficile de s’en passer, d’abord par ce que c’est facile d’utilisation, tout le monde va sur Internet et ensuite sur ces plate-formes. Ensuite il y a des garanties de sécurité qui sont proposées aux hôtes, aux voyageurs, et même des garanties environnementales, c’est ce qu’on voit avec cette plate-forme, Paris-New- York consomme moins de CO² que Paris Marseille. Oui, mais ça fonctionne quand même sur une base de plate-forme qui brasse de l’ argent, que ce soit Green Go ou AIRBNB, c’est à peu près la même chose.

Samuel : Alors on reprend le bottin ou on retourne à l’office de tourisme ?

Rodolphe : L’office de l’anti-tourisme peut-être ! Il faut réfléchir sur ce qui rend le tourisme incontournable ? Le tourisme, c’est cet espèce de réflexe du départ pour oublier sa vie quotidienne. C’est aussi le symptôme d’une vie quotidienne qui serait tellement devenue invivable qu’on ne puisse plus s’en contenter. Oui, on espère retrouver de la relation au monde, de la convivialité, un lien avec la nature… au loin parce qu’on l’a plus chez soi. C’est pour ça que je réfléchi en terme d’écosophie, c’est-à-dire de retrouver un rapport à l’environnement, à l’altérité, une autre relation au monde. C’est un peu une gageure de penser comme ça, parce qu’aujourd’hui la pandémie actuelle m’a coupé l’herbe sous les pieds : avec les masques, les gestes barrières, on ne peut plus accueillir de monde, on ne peut plus se déplacer ; c’est comme si il y avait une espèce de barrière intellectuelle entre la réflexion telle qu’on a envie de la mener et la réalité telle qu’elle est. On est face à des difficultés qui sont importantes, mais on ne doit pas se décourager, on est dans des situations qui sont très stimulantes, mais qui sont déconcertantes ; c’es un défi à relever.

Samuel : Hartmut Rosa, qui est un sociologue et philosophe, parle de rendre le monde indisponible. Je cite : « c’est pas la soif d’obtenir encore plus, d’en voir plus, mais la peur d’en avoir ou d’en voir de moins en moins qui entretien le jeu de l’accroissement » de l’accroissement touristique en l’occurrence. Ça résonne particulièrement avec vos propos.

Guillaume : Hartmut Rosa a tendance à dire qu’on est dans un monde qui s’accélère de plus en plus et lui il a tendance à privilégier une éthique de la lenteur. Est-ce qu’il faudrait réfléchir à un tourisme plus lent ou sortir du tourisme pour soi-même être plus lent, plus apaisé. Je rejoins complètement l’analyse de Rosa qui voudrait décélérer dans un monde où on veut toujours plus, alors qu’il faudrait peut-être avoir moins pour être plus heureux soi-même.

Samuel : on va essayer de revenir à ce qui nous occupait au début, c’est-à-dire le lien hospitalité tourisme, hospitalité phénomène migratoires. Admettons que le principe d’hospitalité se diffuse largement et supplante le seul principe de l’accueil touristique industrialisé. Est-ce que le tourisme aurait intérêt à s’ouvrir à ceux qui voyagent pas pour leur loisirs mais pour leur survie. Accueillir des non-touristes ? Quel pont on peut faire entre tourisme et migrations. Penser l’expérience d’accueil au-delà de la seule hôtellerie, de la location de vacances est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’on peut partir des initiatives de réquisition d’hôtels pendant la pandémie pour héberger des migrants, des sans-abris ? L’exemple de complexes touristiques aux Canaries, qui faute de touristes accueillent des centaines de réfugiés. Est-ce que ça peut être intéressant de fixer des ponts entre les deux ?

Rodolphe : Dans le phénomènes migratoire, il y a une nécessité de survie au fait de partir pour trouver une vie meilleure, on est pas du tout dans une logique d’agrément, ce qui est la définition du tourisme. Mais néanmoins dans les dernières années on a vu la confrontation brutale lorsque des migrants arrivaient sur une plage fréquentée par des touristes, la cohabitation de ces deux types de personnes déplacées devenait d’autant plus criante que d’un côté on avait des gens qui étaient dans une forme de « luxe » et des gens qui voyageaient par nécessité en prenant tous les risques. Ce qui m’intéresse, c’est que les premiers voyageurs, les premiers héros de l’imaginaire touristique, c’était aussi des gens comme Jack London qui lorsqu’il part, écrit ses livres est d’abord quelqu’un qui voyage pour sa survie. Lorsqu’il part ce n’est pas pour voir l’Alaska, voir de beaux paysages, il part pour chercher de l’or ! Donc il y a une porosité peut-être entre ces types de déplacements, mais aujourd’hui, ce sont quand même deux logiques différentes : réquisitionner des hôtels pour les offrir à des migrants, je ne pense pas que ça puisse être considéré comme une nouvelle forme de tourisme.

Guillaume : En fonction de qui on parle quand on parle de migrants,  je pense qu’il y a plus ou moins de nécessité à être hébergé à avoir besoin d’hospitalité, quand on parle de réfugiés il y a une urgence ; quand on parle de migrants de travail, de migrants économique ou liés aux études, je pense qu’il y a une moindre urgence.

En dehors de l’immigration il y a le cas des SDF, on en parle trop peu. L’hospitalité c’est pas que pour les migrants ou les touristes mais aussi pour les personnes qui sont chez nous, qui sont dans la rue, qu’on voit tous les jours. Et pour relier la question de l’hospitalité à notre thème global, ce serait le droit à la ville et le droit au logement.

Rodolphe : Il y a aussi un autre droit, c’est le droit à l’errance. Je pense aussi que dans les populations SDF il y a aussi des gens qui ne peuvent pas, qui peut-être ne veulent pas rentre dans la norme de la sédentarité. Le droit à l’hospitalité et le droit à l’errance, c’est peut être une manière de penser un futur du déplacement qui se déploierait en dehors de la norme marchande !

Samuel : Question : « Quid des aventuriers et explorateurs ? Peut-on parler d’hospitalité pour ces aventuriers ? »

Rodolphe : On peut considérer que ces « aventuriers » là, sont aussi les troupes de choc pour les flux touristiques à qui ils ouvrent des pistes. Alexandra David-Néel, lorsqu’elle explore le Tibet, qu’elle écrit ses livres, ne se doutait absolument pas, que quelques décennies plus tard, l’Himalaya serait encombré de déchets, de poubelles liées aux expéditions ; qu’on observerait des embouteillages d’alpinistes pour aller conquérir l’Everest. Ce sont aussi les premiers de cordée de l’imaginaire touristique. Derrière, dès qu’il y a une attractivité, des aménagements arrivent, des prestations sont vendues et on a une mise en exploitation de ces lieux.

Guillaume : Au départ les aventuriers ils partent pourquoi ? Pour découvrir quelque chose qui a un côté exotique. Donc on part du présupposé que c’est exotique, donc on va exotiser les populations et au final, on ne recherche pas du tout une hospitalité chez ces populations, on va rechercher, en caricaturant, des femmes nues, sexualisées, des hommes au corps d’athlète… Le sensationnel.

Rodolphe : L’exotisme, on est pas forcément obligé de partir très loin. Ce n’est pas une catégorie objective de l’expérience. On a aujourd’hui des écrivains qui nous décrivent des échangeurs autoroutiers et des gens qui y vivent dans des marges de la société urbaine, dans des non-lieux, des zones grises. Et peut-être que l’exotisme il est ici, dans les interstices de la réalité.

Guillaume : Pour rebondir sur Instagram, il met en avant des photos de ces interstices. Ça ne va pas forcément dire que ça va faire l’objet de tourisme, mais ça crée des followers. Ça joue beaucoup sur ces fragments du quotidien, proches de nous et qui peuvent être attractifs.

Samuel : Et il s’agit essentiellement de mises en scène, de fake…

Rodolphe : il y a peut-être aussi la dimension initiatique de l’expérience exotique. Je crois qu’on peut distinguer un tourisme qui est toujours lié à une forme d’organisation marchande, d’un autre type d’expérience qui serait plus lié à une dimension initiatique de transformation de soi, et qui elle, peut très bien se nourrir de choses pas du tout attractives ou exotiques au sens sensationnel du terme ; qui peuvent aussi arriver par accident, de manière imprévue dans l’existence de quelqu’un. Et je pense que ces dimensions là sont à sauver, dans l’expérience de l’altérité. Ce rapport à l’autre, au sens large, humain, animal, nature, rapport au vivant, qui a la capacité, la puissance, de nous chambouler dans nos repères et de nous faire découvrir d’autres pans de la réalité. C’est ça qui mérite aussi à être réfléchi dans la dimension du voyage.

Samuel : Je vous remercie.


Géographe un jour, géographe toujours ! Entretien avec Jean Leveugle.

Géographie & bande dessinée

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Le Scandale de Mercator.

La géographie se faufile partout et parfois même très bien ! On la retrouve aujourd’hui dans la bande dessinée et l’illustration avec l’auteur Jean Leveugle. Passionné de questions territoriales et sociales, il ouvre aussi dès 2019 le studio des Savoirs Ambulants, une structure inédite et entièrement dédiée à la médiation des savoirs. Cet entretien recueilli en décembre 2020 nous a permis de discuter vulgarisation scientifique, diffusion du savoir, enjeux de territoire et cartographie !

Bonjour Jean, pouvez-vous retracer les grandes lignes de votre parcours ? Comment et pourquoi vous êtes-vous détourné du champ universitaire ?

J’ai un parcours assez sinueux ! J’ai fait des aller-retours entre la sociologie, l’urbanisme, la géographie et les arts appliqués. J’ai beau avoir trois diplômes de  géographie, en vrai, je suis un peu un géographe de pacotille ! Lorsque j’ai fait de la géographie, c’était surtout de la géographie sociale, très proche de la sociologie urbaine.

Durant mes études, j’ai participé à différents projets de recherche. Je suis alors arrivé à la conclusion qu’il y avait plein de projets passionnants qui étaient réalisés, mais qui étaient de fait, des travaux très peu lus et diffusés pour des raisons évidentes : un manque de communication mais surtout des codes d’écriture propres au monde de la recherche. J’enfonce une porte ouverte, mais l’écriture scientifique ne permet pas de toucher un plus large public, en tout cas, à mon sens.  Ça ne remet pas en cause la légitimité de l’écriture scientifique : c’est un moyen de travailler entre chercheurs et chercheuses, un moyen de bosser avec rigueur mais qui a aussi ses limites en matière de diffusion. Sur le plan personnel, mes débuts en bande-dessinée naissent d’une  frustration  d’avoir participé à des gros projets de recherche qui ont fini dans un placard. Dans le même temps, j’habitais avec des copains qui faisaient de la sociologie en bande dessinée (voir leur site :  « Émile on bande ? »). Je dessinais déjà, mais je me suis mis à la bande dessinée avec pour objectif de transmettre des résultats de recherche, soit en menant moi-même des enquêtes, soit en utilisant des enquêtes ou des travaux de recherche qui avaient déjà été réalisés. Mes trois dernières années d’étude, j’étais dans l’aménagement du territoire et dans l’urbanisme, j’ai donc choisi ce domaine-là, puisqu’à ce moment-là ça n’existait pas vraiment, et que c’était ce que je connaissais le mieux. Et puis, d’une certaine manière, y’avait une forme de challenge : les sujets de l’urbanisme, y’a du boulot pour les rendre attirants ! Le contexte est d’autant plus favorable à ce moment-là, que la bande dessinée et les sciences sociales commencent à sérieusement collaborer à travers des supers projets qui voient le jour. Mon premier contrat est lié à mes études à l’ENS pendant lesquelles j’ai travaillé pour le Forum Vie Mobile , un institut de recherche financé par la SNCF. A la fin de mes études, ils m’ont recontacté car ils finalisaient une enquête sur la grande mobilité liée au travail un phénomène qui se développe massivement :  c’est le fait, pour des raisons professionnelles, de faire des trajets de plus de 3h par jour, de découcher au moins trois soirs par semaine ou d’être dans la bi-résidentialité. Ils étaient arrivés à un énorme rapport statistique très sérieux mais totalement indigeste, duquel émergeait des profil-types de  « grands mobiles ». Le Forum cherchait à incarner ces profils à travers des personnages, représentatifs de tendances statistiques dans une histoire qu’on a inventée ensemble afin de décrire leurs quotidiens. Ça a donné lieu à la publication d’un livre, « Tranche de vie mobile », qui est mon tout premier travail en BD. C’est  une publication qui a bien marché et qui continue de fonctionner, puisque la grande mobilité se normalise, bien qu’elle ne soit pas sans conséquences sociales, économiques et environnementales.

crédit: www.lessavoirsambulants -Extrait de Tranche de vie mobile-Forum vies mobiles

Or, ce projet-là m’a  permis d’avoir rapidement d’autres boulots, et c’est pas rien ! Ce qui n’est pas évident dans ce métier, c’est que la bande dessinée reste – même si c’est de moins en moins vrai – surtout associée à la jeunesse, à une démarche artistique, à quelque chose de pas très « sérieux ». En somme, on ne pense pas pouvoir faire ou dire des sciences sociales avec.  De mon côté, le fait d’avoir travaillé avec une grande institution dès le début m’a aidé à en convaincre d’autres de se mettre à la BD. Et tout ça m’a amené à travailler avec des associations, des collectivités locales, des bureaux d’étude, des centres de ressource ou des laboratoires de recherche. Sur des tas de sujets !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr  – Extrait de (Une) histoire des politiques de l’habitat en France – Pavillon de l’Arsenal

Quelles ont été les auteur.e.s (géographes/dessinateurs et plus encore !) qui vous ont conforté/ aidé/soutenu dans le choix de votre voie professionnelle ? (de l’étudiant normalien au dessinateur) ?

Pendant mes études, en 2014, des choses se mettent en place, la Revue Dessinée sort ses premiers numéros, quelques collections dédiées à la médiation des savoirs en BD émergent, c’est quelque chose d’assez nouveau qui me plaît beaucoup. Dans le même temps, je découvre d’autres travaux. L’auteur qui m’a le plus marqué, c’est Etienne Davodeau, même s’il n’est pas du genre « vulgarisation scientifique », au sens commun du terme. De mon point de vue, c’est un pionnier : il se met à faire de la bande dessinée documentaire avec une approche fondamentalement sociologique. L’album qui va vraiment le faire entrer dans ce champ-là, c’est « Les mauvaises gens ». L’idée c’est qu’à travers le portrait de ses parents, il raconte l’histoire d’une communauté catholique et ouvrière, traversée par l’engagement politique. Il interroge aussi la nature de sa posture, se met systématiquement en scène – c’est-à-dire qu’il se représente en tant que personnage et assume un certain nombre de choix méthodologiques, ce qui est vraiment passionnant et tout à fait propre à la démarche sociologique. Il a ensuite travaillé sur « Rural » qui relate avec sensibilité l’histoire d’un conflit autour de la construction d’une autoroute. Dans une approche documentaire avec une réflexion sur la posture quasi sociologique, il y a aussi Joe Sacco qui a produit des choses extraordinaires, des enquêtes journalistiques au Moyen-Orient. Et bien sûr, il y a Marion Montaigne qui fait un travail remarquable et très drôle. Pour le coup, c’est du pur jus « vulgarisation scientifique ». Pour moi, Marion Montaigne, c’est une référence, toujours hyper efficace. Si son truc c’est plutôt les sciences de la matière, en termes de sciences sociales, elle a publié « Riche pourquoi pas moi ? », en collaboration avec les Pinçon-Charlot. Une belle leçon de vulgarisation !

Pouvez-vous présenter votre studio « Les savoirs Ambulants » et ses ambitions ?

J’ai créé les Savoirs Ambulants pour élargir mon champ de travail, me défaire un peu de ma posture d’urbaniste et passer du côté de l’auteur-médiateur. Je commence à être assez compétent dans « l’extraction du jus » des travaux de la recherche, j’ai eu aussi envie d’investir d’autres domaines : l’histoire de la cartographie, par exemple, c’est déjà un petit pas de côté. Les Savoirs Ambulants c’est un laboratoire de médiation, donc « d’extraction de jus », sans perte de valeur, ou presque. On garde l’essence d’un sujet, en s’abstenant d’un certain nombre d’éléments qui, dans le but de toucher un large public, sont assez parasites. Mon boulot, c’est de lire un travail de recherche ou de m’entretenir avec les spécialistes, de récolter du matériau, de hiérarchiser l’importance des informations, de les sélectionner, de les organiser et surtout d’écrire avec un vocabulaire le plus accessible possible. Et c’est pas évident ! J’ai l’habitude de dire que j’écris mes BD comme un ou un scientifique parlerait de son travail à des potes autour d’un verre : et là, ça semble évident qu’il ou elle ne s’embarrasse pas d’un protocole d’écriture trop normé. Pourtant ce qui est dit reste juste. Les normes d’écriture de la recherche disparaissent donc, ce n’est pas grave. On a quelque chose de beaucoup plus accessible, plus direct. Ce n’est plus fait pour être analysé et/ou critiqué par des pairs, c’est fait pour être compréhensible par le plus de personnes possibles. C’est deux choses différentes. Ça, c’est mon travail de médiation. Mais les Savoirs Ambulants, c’est aussi un studio d’accompagnement aux projets,  un autre volet que j’essaie de développer. Ça consiste à penser que la bande dessinée peut être un support utile à divers projets, comme pour une exposition, une démarche participative, un évènement, etc. A mon sens, la BD peut aussi se mettre « au service » d’une action dans un dispositif plus large. Ça ouvre des opportunités intéressantes, notamment quand il s’agit de toucher un très grand public.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Image 4 Extrait de Python Duvernois , La bande-dessinée au service de la concertation citoyenne  – Ville de Paris

Enfin, j’aimerais arriver à être une forme de courroie de transmission dans certains projets de médiation des savoirs en bande-dessinée. Il y a pas mal d’essais de collaboration entre illustrateur·rice·s et chercheur·e·s mais qui présupposent souvent que le/la chercheur·e·s peut remplacer le/la scénariste. Ce que je vais dire n’engage que moi, mais je considère que c’est vraiment deux métiers différents (du moins deux écritures différentes), si bien que souvent, le scénario pèche un peu. A terme ça m’intéresserait d’essayer d’être un pont, c’est à dire d’accompagner des projets d’écriture scientifique sur le plan scénaristique, et de faire le lien avec un ou une auteur.ice de BD. J’ai un bagage universitaire suffisant pour manger de la recherche, faire des entretiens et synthétiser et un bagage d’auteur suffisant pour comprendre les contraintes d’écritures scénaristiques (et celles du dessin!). Ça fait partie de mon projet global des Savoirs Ambulants.

Voyez-vous des limites dans l’utilisation de la BD comme outil de vulgarisation ? 

Plein ! Sur la question de l’écriture, justement. Si la BD de vulgarisation a acquis ses lettres de noblesse, je trouve qu’elle arrive parfois à une forme de limite : quand elle est réduite à un ensemble de cartouches de texte avec des illustrations – souvent comiques – ou toujours trop empreinte d’une écriture scientifique – ce qu’il m’arrive de faire aussi ! A mon sens, on risque de perdre l’un des intérêts de la BD : raconter une histoire. En gros, quand le lecteur ou la lectrice ne se demandent pas vraiment ce qu’il va se passer à la page suivante, je me demande si on a pas loupé un truc. Pareil lorsqu’on lit une bande dessinée et qu’on se rend compte qu’on avait pas forcément besoin d’images, où que l’histoire était un prétexte au service d’un propos scientifique, c’est un peu dommage, et en tant que lecteur, je trouve ça très frustrant. Pire, parfois, on a l’impression de bosser en lisant une BD ! C’est un de mes chantiers à venir : réfléchir à un projet qui supprime (enfin!) cette « voix off », qu’on berce les lecteurs et lectrices avec des savoirs ET une histoire qui les accroche vraiment.

Depuis le début de l’année, vous publiez les Feuilletons de Ptolémée. Des planches pleines d’humour relatant des savoirs géographiques. C’est un peu votre quartier libre non ? Envisagez-vous une publication papier ?

Alors oui, c’est complètement mon quartier libre. C’est une démarche un peu expérimentale avec une problématique particulière : travailler sur la cartographie qui est un objet visuel, dans un objet visuel qu’est la bande-dessinée. Et ça n’est pas évident, sauf à placarder des cartes dans toutes les cases, mais du coup, on quitte la bande dessinée et/ou on devient très lourd. L’idée des Feuilletons de Ptolémée, c’était de me dire, je veux montrer une carte sans l’afficher comme ça, « pouf », et ça passe par plusieurs astuces. Les personnages peuvent faire des croquis, une carte peut être affichée sur un mur, ou sous la forme d’une structure, bref, il faut que les personnages aient vraiment les cartes dans les mains, quitte à s’asseoir sur le prestige de certains documents.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Le Scandale de Mercator.

En termes d’écriture, j’essaye aussi d’avoir une narration qui laisse le moins possible la place à un commentaire « voix off ». Il y a déjà une différence entre le premier épisode et le second. Mon objectif c’est d’arriver à ce qu’il n’y en ait quasiment plus, qu’on soit vraiment dans une démarche où on écoute des personnages parler en restant dans le côté attractif et sympa de la bande-dessinée. Je ne sais pas si les Feuilletons de Ptolémée feront l’objet d’une publication papier. Mais qui sait !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait des Feuilletons de Ptolémée – Terra Australis

Par contre, je travaille sur un projet d’album d’histoire de la cartographie qui serait une pure fiction, sans commentaires, sans « voix off ». J’essaie d’atteindre cet objectif qui est de reprendre un scénario de bande dessinée classique, avec un début, une montée en tension, des retournements de situation qui tiennent en haleine le lecteur ou la lectrice et une chute complètement inattendue. Bon, ça c’est théorique encore, mais c’est vraiment un challenge pour moi ! J’adorerais que ce projet fasse l’objet d’une coédition, avec une maison d’édition de la BD et un institut qui soit de près ou de loin rattaché à la cartographie.

Selon vous, comment l’illustration participe-t-elle à une diffusion plus globale des enjeux sociaux et territoriaux ?

La bande dessinée c’est un objet séduisant, c’est une image qui a une attractivité plus forte qu’un texte et puis ça permet de mettre en scène des outils visuels, d’être plus expressif, d’utiliser des métaphores… La métaphore, par exemple, est énormément utilisée en bande dessinée, on exagère une situation mais du coup on la comprend très bien. C’est vraiment l’adage selon lequel un dessin vaut mieux qu’un long discours. Ça permet aussi de mettre sur la table des sujets qui ne sont pas très sexy de prime abord. La BD que j’ai réalisée sur la répartition territoriale des agences de Pôle Emploi par exemple, ne fait pas rêver alors que ce sujet a des incidences majeures sur l’accompagnement des demandeurs d’emploi. En bande dessinée, j’ai l’impression que le lecteur ou la lectrice acceptent plus facilement de rentrer dans des sujets complexes, c’est marrant.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Pôle Emploi loin de chez vous.

Un autre projet qui avait cartonné, c’était une bande dessinée sur le coût énergétique du transport de marchandise sur la base d’un travail de recherche qui avait fait polémique à l’époque car il mettait en doute que la production locale soit une bonne idée. En somme, c’était de dire que le transport de la production locale est extrêmement carboné – un gars qui fait 10 bornes avec trois côtelettes bio dans sa camionnette -, alors que paradoxalement, quand on amène cinq mille gigots de Nouvelle-Zélande, le transport est tellement bien organisé et rentabilisé sur le plan énergétique (pour réduire les coûts) qu’on arrive à des produits moins énergivores. Ça ne veut pas dire que la production locale n’a pas d’intérêt, évidemment, mais qu’elle ne peut pas faire l’économie d’une réflexion « logistique » sur son organisation. Typiquement, là, entre l’article et la bande dessinée, il y a quand même une marge, il fallait en sortir le jus pour que ce soit intéressant : on parle de calculs savants sur le transit de kilos de viande à travers le monde… faut s’accrocher.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr –  Extrait  de Elmar Schlich une théorie gênante.

Dans le genre pas sexy, j’ai aussi publié un article en BD sur le décentrement des plateformes logistiques en Île-de-France. Dans ces cas-là, la bande dessinée a des atouts à faire valoir. Après, il faut être honnête, avec des sujets pareils, on ne touche pas un public massif non plus, je sais que mon travail est lu par des professionnelle.s, des enseignant.e.s et des étudiant.e.s. Même si la bande dessinée a beaucoup d’atouts, l’humour, le rebondissement, le dessin, c’est un objet culturel avec des codes, il nécessite un certain bagage culturel quand on parle vulgarisation scientifique. Je me targue de faciliter l’accès mais je ne peux pas le faire auprès de tout le monde, il faut déjà être dans un monde où on tombe sur la bonne information, rester accroché, avoir le temps et y trouver un intérêt.

Vous semblez intéressé par les questions urbaines et d’aménagement, comment traduisez-vous vos engagements aux côtes de ces géographies ?

Mon engagement se traduit d’abord par le choix de mes sujets de publication : j’ai beaucoup travaillé sur les politiques de la ville, sur le logement social, avec des populations précaires, sur la logistique urbaine et les circuits courts. La bande dessinée peut aussi permettre de poser sur la table certains sujets qui laissent place à la réflexion. Il y a quelques années, ATD Quart Monde, une association de lutte contre la précarité, avait sorti un bouquin qui s’appelait « 100 préjugés sur les pauvres et la pauvreté » où les auteurs les déconstruisaient point par point. Ils m’avaient alors contacté pour que je travaille avec eux sur leur revue, qui paraissait tous les mois pour traiter un préjugé en une planche. La toute première que j’avais faite était sous forme d’une question – « Doit-on obliger les bénéficiaires du RSA à travailler ? ». Là, typiquement, je trouvais intéressant de reprendre l’histoire du RSA, et avant elle celle du RMI, qu’on a un peu oubliée, RMI qui avait été créé selon un principe unique : la société ne laisse pas mourir ses citoyenn.e.s, donc le droit de (sur)vivre doit leur être attribué automatiquement. Et surtout sans devoir en retour… Des retours en arrière qui ne sont pas sans intérêt pour regarder le présent ! 

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Elmar Faut-il obliger les bénéficiaires du RSA à travailler – ATD Quart Monde

Vous avez publié quelques planches sur la commune de Harnes dans le Pas-De-Calais en proposant ainsi, un récit du territoire sur une vingtaine d’années. Ce genre de médiation permet au lecteur non averti, une appréhension sensible du lieu et de ses enjeux. Pouvez-vous commenter ce travail de mise en récit du territoire ?

En 2016, c’est une agglomération avec beaucoup de difficultés, une grande précarité, un territoire et des habitants qui ont du mal à revenir de leur histoire minière, à se projeter vers l’avenir. Les élus se sont dit qu’il serait bien de réfléchir sur une fiction de prospection, ils m’ont donc contacté. L’idée était alors d’écrire une fiction qui permettrait au citoyen lambda de se dire « bah tiens ce sera chez moi comme ça dans 20 ans ». On a mobilisé une forme de prospective territoriale en utilisant la fiction, à travers des personnages comme vous et moi. L’idée c’était de montrer un territoire qui a changé en dispersant des petites informations dans une histoire a priori anodine qui font que le lecteur ou la lectrice qui habite dans ce coin-là va bien comprendre que des choses ont changé. Par exemple, à l’époque, un des gros projets, c’était d’installer un port à Harnes qui était juste un endroit où passait le canal, dans le cadre du projet Canal Seine Nord Europe. Les planches dépeignent alors l’existence de ce port, de la capitainerie, des emplois que cela crée. Martin – mon personnage principal, découvre tout ça, va visiter un centre bourg qu’il ne reconnaît pas car il y a eu une politique de réhabilitation, se promène dans des parcs nouveaux, discute avec des gens au comptoir d’un bar, etc. Lorsqu’il cherche la maison de sa grand-mère, il se rend en fait compte qu’elle n’existe plus mais qu’elle à été remplacée par un habitat participatif tout en bois, car on a fait de la revalorisation des entreprises forestières, etc.

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – Extrait de Du noir au vert escale à Harnes – Lens-Liévin Agglomération

C’était en soit une manière douce de décrire un programme politique, à travers une fiction courte et sans prétention. Malheureusement, le projet n’a pas complètement abouti. Mais la BD a quand même vu le jour !

Quels sont les apports du terrain dans la production artistique ?

J’ai toujours aimé faire du terrain, pendant mes études ou lorsque j’ai travaillé en bureau d’étude, en tant que chef de projet sur les questions de logement, de sociologie de l’habitat plus précisément, où j’en ai fait beaucoup. Après, il y a certains projets où je n’ai pas besoin de terrain. C’est un peu de la géographie de cabinet ! Typiquement, pour les Feuilletons de Ptolémée, c’est énormément de lectures, de livres, d’articles, et beaucoup de mails échangés avec des spécialistes. Par contre, le terrain me pose souvent problème : c’est chronophage, et la BD aussi… Par exemple dans le second épisode de Ptolémée, il y a quinze ou seize planches et une planche équivaut environ à une ou deux journées de travail. Sans prendre en compte le temps dédié à l’état de la littérature… Le truc c’est que je suis toujours en balance quand je travaille avec mes « employeurs », entre le temps passé sur place, et le temps qu’il me faut pour écrire, dessiner, coloriser, retoucher, etc. Dans les faits, le terrain est souvent baissé au profit de la réalisation graphique. Lorsque j’en fait, j’ai plus une posture d’observateur que d’enquêteur, je prends des photos, des notes, je discute avec un peu tout le monde. Je pense aussi que le parcours de géographe façonne l’esprit et le regard sur le territoire, on ne comprend pas tout ce que l’on voit mais on repère un certain nombre de choses, on a des indicateurs, dont on ne se défait plus trop.

Vous déjouez la cartographie avec fantaisie dans le challenge #30daysmapchallenge, pouvez-vous présenter le projet ?

Je ne connaissais pas ce projet-là deux jours avant de participer, c’est comme un concours collectif, qui consiste à publier une carte par jour avec un thème donné à l’avance. Il n’y a qu’une seule règle : la carte doit être faite par toi et pour ce concours-là. Je trouvais ça assez chouette. Moi, je suis un quart de géographe (rires) du coup je me suis demandé ce que je pouvais en faire. Prendre le contre-pied de ce concours assez sérieux, avec des gens pleins de rigueur et très doués, donc je me suis amusé à faire des cartes totalement absurdes… Mais pas complètement. En réalité, je  m’amuse sur des aberrations cartographiques, comme si je prenais les curseurs avec lesquels on fait une carte en les déréglant un par un. Pour la petite histoire, je me souviens de mon tout premier cours de cartographie informatique. C’était un exercice à l’échelle des départements, et l’enseignante était venue me voir pour me dire que les couleurs que j’avais choisies étaient totalement absurdes, du genre « tu as choisi des nuances de rouge pour parler… des réserves en eau par département ». Voilà. Je vous ai dit que j’étais un géographe de pacotille !

crédit : www.lessavoirsambulants.fr – 30DaysMapChallenge

Entretien réalisé par Charlotte Carpentier.

Projection rencontre : la France à travers ses “panneaux marrons” autoroutiers, et le regard du réalisateur géophile Seb Coupy

Le vendredi 3 avril 2020, dans le cadre de la Nuit de la Géo confinée, la Géothèque avait programmé une projection-rencontre virtuelle autour du film L’image qu’on s’en fait avec son réalisateur Seb Coupy. Il a accepté de répondre aux questions des géothécaires et de se prêter au jeu, difficile, de l’intervention à distance, merci à lui. Voici ici quelques unes des questions-réponses de cette soirée.

Pouvez-vous nous dire ce qui vous a donné envie de faire ce documentaire ? Quelle est la genèse du film ?

Ces panneaux-là je les ai dans la tête depuis mon enfance, on voit passer ces panneaux, ça crée des jalons, comme une sorte de petite borne. Je me suis toujours dit qu’un jour je ferais quelque chose là-dessus. Quand on est de quelque part, tout le monde a un panneau en tête. Les gens connaissent un panneau près de chez eux. D’abord, ça amène à réfléchir sur ces images de la France. C’était avant les élections présidentielles de 2017, qui annonçaient peut-être une arrivée de l’extrême-droite, donc j’avais des questionnements autour de ce que ça veut dire d’être de quelque part, de se sentir de quelque part… Ces images-là nous emmènent vers des questions d’identité.

Il a fallu trouver des panneaux qui ne se répètent pas. Il y a plusieurs types de panneaux : architecture, gastronomie, paysages… Je ne voulais pas faire plusieurs fois le même type de panneau. Il n’existe pas de catalogue/base de données répertoriant ces panneaux touristiques autoroutiers, donc j’ai utilisé Google Maps/StreetView pour repérer des panneaux intéressants (repérage virtuel). Ensuite, il fallait espérer que les panneaux présents sur les images de Google soient toujours en place au moment du tournage.

Un panneau vous a marqué pendant votre enfance ?

J’ai habité pas très loin de la Suisse, dans le pays de Gex, donc j’ai été marqué par un panneau décrivant le CERN. Mais je n’ai pas pu le mettre dans le film, car il existe différents types de panneaux. Les panneaux qui sont dans le film sont les panneaux H10 (autoroute), mais il en existe d’autres types. Je voulais des panneaux avec des représentations graphiques, et des panneaux faits pour les autoroutes car ceux faits pour les voies rapides ont un niveau de détail supplémentaire et davantage de couleurs. Ce qui m’intéressait, c’était la simplification maximale d’une représentation d’une région, donc les panneaux qui sont présents sur des portions où l’on roule à 130 km/h.

Est-ce que les personnes rencontrées s’étaient déjà interrogées sur le sens de ces panneaux ?

Non, je ne crois pas. Moi-même je ne me questionnais pas tant que ça avant de faire ce film. Je pensais que ça représentait quelque chose de remarquable. Une fois que je leur posais la question : est-ce que ce panneau a un sens pour eux, que l’endroit où ils vivent soit représenté par cette image, alors là oui les gens avaient assez rapidement des choses à dire. Ça touche à quelque chose d’assez intime : c’est à la fois complètement impersonnel, car ce sont des choses qui ont été construites à l’origine à partir du choix des sites remarquables du guide Michelin, et en même temps les gens se sentent quand même proches de ces symboles. La plupart du temps, les gens avaient des choses à dire sur ces images, il y avait assez peu de rejets, de moqueries.

Est-ce que le marron a une signification et pourquoi cette couleur a été choisie pour ces panneaux ?

Les premiers panneaux ont été faits dans les années 1970 par Jean Widmer, un graphiste suisse (qu’on voit au début du documentaire). C’est la seule couleur qu’on ne retrouve pas dans les panneaux habituels de signalisation routière. Pour moi, c’est aussi la couleur du patrimoine, ça rappelle le sépia… Je me suis beaucoup amusé avec cette couleur, dans le titre du film sur fond marron, à la fin aussi et plusieurs fois dans le film, on entend la couleur marron. Il y a notamment un des veaux qui est vendu qui s’appelle « Marron », c’était un hasard ! La couleur du camembert aussi. Les gens quand ils regardent le feu d’artifice (dans la séquence sur Paris) ont tendance à virer au marron.

Quelle a été votre démarche méthodologique ?

Il n’y a pas vraiment eu de démarche, la méthode c’était d’arriver quelque part, de filmer le panneau, ce qui était déjà assez compliqué car nous n’avions pas la possibilité de nous arrêter sur l’autoroute. Définir par GPS une petite rue ou chemin permettant d’accéder au panneau, bien observer l’heure du soleil pour ne pas être à contre-jour, il fallait arriver juste avant que le soleil passe derrière, il fallait qu’il y ait une belle lumière lorsque je filmais le panneau en frontal.Il y a eu aussi la partie humaine : se promener dans les villages/villes non loin du panneau. Nous avions imprimé une image du panneau, on commençait à en parler aux gens, et en fonction de ce que les gens nous racontaient, on leur proposait une nouvelle rencontre, soit un peu plus tard dans la journée, soit le lendemain, pour essayer de construire quelque chose avec eux 

Quel est le but de ces panneaux ?

Le vrai nom de ces panneaux c’est la signalisation d’animation touristique, il y a donc trois éléments : le tourisme, la signalisation (on signale un lieu), l’animation (ça “anime” l’autoroute). Au tout début ils ont été construits parce que les gens n’avaient pas l’habitude de rouler sur les autoroutes et il y avait de l’hypovigilance, ils s’endormaient, il y avait des accidents. Les concepteurs de l’époque ont cherché une manière d’animer l’autoroute pour que ce soit moins monotone : ils ont pensé à ces panneaux, au départ c’était même sous forme de jeu, des pictogrammes vraiment très simples (à mon avis ce sont peut-être les panneaux les plus beaux !), ça ne disait presque rien sur le lieu. Et quelques km plus loin il y avait une réponse. Quand on est sur une autoroute, on est dans une espèce de non-lieu, dans un endroit qu’on traverse, on va traverser un pays sans voir grand-chose, donc c’est peut-être une façon de créer une représentation du pays pour les gens qui ne font que traverser le pays comme ça. Au début du film il y a une métaphore sur l’un des panneaux, c’est une citation de l’époque dans les années 1970, qui parle de la fameuse fenêtre ouverte sur le pays, donc je pense que c’est aussi une façon de donner une image du pays. En quelques images, on a décidé de donner une image très simplifiée d’un pays tout entier.

Votre mère est prof de géo, est-ce que ça a pu influencer votre regard de documentariste ?

Je ne m’étais jamais fait la réflexion, mais oui je me suis dit à un moment que j’étais finalement resté assez longtemps parmi les cartes, à la maison. Mon père était dessinateur-topographe, lui aussi arpentait les chemins pour faire des relevés. Donc tout ça a sans doute influencé sinon mon regard, au moins mon intérêt pour ce type de choses.

Est-il prévu de recenser tous les panneaux dans une base de données consultable ?

Je n’en ai pas trouvé. Certaines sociétés d’autoroute peuvent en fournir, j’ai pu obtenir quelques listes (surtout de la part des autoroutes d’État). C’est un peu au coup par coup, j’ai surtout cherché les panneaux moi-même, en arpentant les autoroutes virtuellement.

À qui fait on appel pour dessiner ? Dessinateurs attitrés, concours ?

Il y a des dessinateurs attitrés pour des tronçons. Généralement, les graphistes sont employés non pas pour faire seulement un panneau, mais pour s’occuper d’un tronçon d’autoroute. Ce sont des choses qui ont beaucoup changé depuis les années 70, aujourd’hui par exemple, les APRR1 sont en train refaire presque tous les panneaux de leurs autoroutes. Il y a un travail d’habillage de l’autoroute, c’est vraiment du design, c’est conçu de A à Z, aujourd’hui c’est comme ça qu’on fabrique ces panneaux.  Avant, sur la même autoroute, en changeant de tronçon on pouvait avoir des graphistes différents. Et il y a aussi des panneaux, parce qu’ils étaient abîmés, qui ont été transformés par d’autres graphistes. C’est très variable, car il y a certains endroits en France où les panneaux sont très divers, graphiquement, même sur des tronçons de 200-300 km (car faits par des graphistes différents) et puis d’autres autoroutes où l’on va avoir une harmonie car c’est le même graphiste. Je crois qu’il y a un concours mais ce n’est pas très sûr.

Est-ce que ce type de panneau existe dans d’autres pays, car on a vraiment l’impression dans le film que c’est très français ?

Oui, ça existe dans plein d’autres pays. Ça a été imaginé en France pour la première fois, mais ça a fait des petits et on en retrouve en Allemagne, en Suisse, en Belgique, en Tunisie, au Maroc… Très souvent, on retrouve l’idée qu’il faut un dessin très simplifié, peu de couleurs. En Belgique, c’est différent, il y a des phrases qui jouent sur l’absurde, c’est assez étonnant.

Aujourd’hui, ces panneaux-là sont faits comme des illustrations. D’ailleurs, récemment il a été demandé à des illustrateurs de BD de dessiner des panneaux. Ils sont assez beaux, mais sont très différents des panneaux d’origine : c’est vraiment une illustration qui représente un château en particulier de manière très précise, alors qu’avant, à part les architectures dessinées par Jean Widmer, c’étaient souvent des dessins très simples, qui ne cherchaient pas à représenter un lieu en particulier. Je trouvais ça très intéressant, car ces dessins simples se démodent beaucoup moins vite. Tous les croquis de Jean Widmer ont été rachetés par le CNAP en 2016, lui-même a été patrimonialisé, d’une certaine manière, c’est assez drôle.

Les panneaux récents sont plus hauts que les précédents ?

En effet, ça dépend des tronçons d’autoroute. Il y a maintenant des panneaux qui sont à la verticale, ce sont des choix faits par certaines sociétés d’autoroute (ici APRR). Ils ont choisi cette ligne graphique, ils sont en train de remplacer les anciens panneaux par ces formats verticaux. Par exemple, celui d’Alésia, avec le Muséoparc. Le jour où je suis allé filmer l’ancien panneau sur Alésia, il n’était plus là, il avait été enlevé quelques jours avant. C’était un panneau qui avait un autre format, et qui m’intéressait, car on voyait un Gaulois et un Romain en train de se battre. Mais cette image ne correspondait plus au discours actuel du Muséoparc. C’est un chapitre qui m’aurait intéressé d’aborder, cette représentation des Gaulois, mais c’était trop tard !

Avez-vous eu des retours plutôt admiratifs ou péjoratifs sur ces panneaux (comme les dames de la Côte-d’Azur qui les trouvent affreux) ?

Il n’y avait pas forcément de commentaires admiratifs, mais plutôt une forme d’attachement soit au panneau, soit à la chose qui est représentée. Et ce n’est pas forcément évident de faire la séparation entre les deux : les gens en parlaient de la même manière. J’ai eu assez peu de réactions de gens qui ne les trouvent pas très beaux, et même dans ces cas-là, il y avait une forme d’attachement aux éléments représentés, parfois en critiquant les choix qui ont été faits. Une grande part des gens que nous avons rencontrés trouvaient ces images assez sympathiques en fait.

Est-ce que le choix de Paris était inévitable pour vous, et un passage obligé avec la Tour Eiffel ?

J’avais envie de construire un film qui nous amène vers Paris, car la Tour Eiffel c’est le symbole national, c’est un phare : c’est le symbole ultime de la France, celui qu’on a vendu au monde entier. Donc ça m’intéressait qu’on parte de petites villes et que l’on rejoigne ce phare. Il y a une séquence où l’on entrevoit des mains noires chargées de petites tours Eiffel au Trocadéro, ça m’intéressait d’être là pour pour rejoindre le symbole national, à Paris le 14 juillet. La séquence se termine pendant le défilé avec la voix du Président « c’est ça qui fait la France ». Tandis que des centaines de mains se lèvent armées d’un smartphone pour photographier la tour. Ça c’est quelque chose auquel j’ai pensé dès le départ.

Le panneau représentant Béziers : est-ce que c’est vraiment l’image-type de Béziers ? Il y a un jeu intéressant dans le film autour de cette image, avec superposition, même point de vue…

Oui c’est vraiment l’image-type de Bézier, aucun doute là-dessus. On retrouve cette image dans le magnet qu’on met sur le frigo, dans les cartes postales, un peu partout, vue et prise sous le même angle. Ce qui est intéressant, c’est qu’à Béziers, il y avait des grands autocollants posés sur les vitrines des magasins vacants. Le maire de Béziers, plutôt que de laisser les vitrines vides, il avait décidé de mettre cette grande image de Béziers sur les vitrines. Cette image parlait vraiment aux gens. J’ai ramené de tous les endroits que j’ai filmés des magnets pour frigo qui représentent la même image que les panneaux. J’aurais pu le faire aussi avec les cartes postales ou autre chose.

Y a-t-il des enjeux stratégiques et politiques sur le choix des visuels ?

J’ai toujours trouvé cela très compliqué, car ces panneaux signalent des lieux, mais ils n’indiquent pas quelle sortie il faut prendre, à combien de kilomètres ça se trouve : ce sont des panneaux assez particuliers, car ils signalent : « il y a quelque chose ici ». Dire juste ça, ce n’est pas vraiment de la publicité. Au début, l’objectif n’était pas forcément de faire sortir les gens de l’autoroute, car ils prennent l’autoroute pour aller vite et pas faire des détours. Et puis aujourd’hui, il commence à y avoir des enjeux économiques beaucoup plus prégnants et ça change un peu la donne. À l’origine, c’était vraiment fait pour donner une image dans un lieu où il n’y en a pas.

Quelles sont vos influences cinématographiques ?

J’aime beaucoup Luc Moullet. J’essaie d’avoir un maximum d’influences : j’aime beaucoup Alain Cavalier, Johan van der Keuken, mais aussi plein de gens qui font des choses aujourd’hui.

Est-il prévu que le film sorte en salle ? Ce serait chouette

Le film a été produit parla télévision, mais il a été fabriqué pour le cinéma. J’ai donc pu le diffuser en salle à plusieurs reprises. Pendant le mois du film documentaire ou lors des sélections en festival j’ai pu le voir sur grand écran : en salle, les panneaux étaient quasiment reproduits à l’échelle 1 et l’on avait la sensation d’être face à des images gigantesques, comme sur le bord de l’autoroute. Le film a été disponible sur la plateforme Tënk, ce qui lui également a donné une visibilité.

1Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (ndlr)

Quand les cartes deviennent des œuvres d’art: les fictions cartographiques de Kobri.

Introduction: Dans cet article, l’artiste Kobri, cartographe de l’imaginaire, nous présente quelques unes ses œuvres et l’influence de la géographie dans son travail. Vous pouvez trouver d’autres cartes sur son site internet : https://katokobri.worpress.com. Bonne exploration !

Avertissement : le travail présenté ci-dessous n’est pas un travail scientifique; toute ressemblance avec des fleuves ou montagnes existants serait purement fortuite.

Il y a quelques années, j’ai commencé à dessiner mes propres cartes, et à m’en servir comme supports pour formaliser des lectures du monde. Je suis parti de l’idée qu’une carte peut raconter une infinité de choses vues, vécues, racontées, comprises et surtout peut-être, incomprises. Elles tentent d’exposer des faits, de développer des histoires, de fixer des mémoires, en détournant les lignes, les contours, les toponymies. Elles parlent aussi bien de la crise des réfugiés en Syrie, que du sentiment de procrastination, de la généalogie d’un club de foot ou encore des tubes des années 80.

Je réalise ces cartes à la main (crayons de couleur, feutre, plus généralement à l’aquarelle), et elles sont donc par nature fausses, géométriquement suspectes. Elles obéissent à quatre exigence ou besoins impérieux (dessiner, fouiller, inventer, raconter) que je placerai sous la bienveillance tutélaire de quelques personnages fameux.

« La géographie, ça sert d’abord à faire du coloriage »

  • Ainsi s’exprimait Yves Lowcost en 1976 dans son retentissant « Taille-crayon et Géolocalisation ». Il y a d’abord le plaisir de s’emparer du crayon, du feutre ou du pinceau pour redessiner les contours du monde, sans se formaliser de l’exactitude absolue qui par bonheur n’existe pas en cartographie, mais au moins trouver le bon dégradé pour signaler un canyon ou le passage du désert à la savane. La plupart de mes cartes sont des cartes du relief et/ou du couvert végétal, pour des raisons esthétiques et pour le plaisir de suivre au pinceau un trait de côte, de former une chaîne de montagne et le creusement d’une vallée… Le travail à la main, avec toutes ses imprécisions, ses tremblements, ses ratures minuscules, permet de s’approprier ces espaces, planisphères, régions d’Afrique centrale et autres fjord du Groenland, dont je peux ensuite faire ce que je veux.

« Un autre monde est probable »

  • Suivant l’intuition du Sous-Commandant Al-Idrisi, mes cartes me servent à fouiller un sujet, d’actualité ou personnel (souvent les deux, car cette actualité touche nos vies, en l’effleurant seulement, la bousculant parfois). Comment se répartissent les tueries de masse sur le territoire des États-Unis, et quels critères d’explication trouver ? À quoi ressemblera le Groenland dans un siècle, après une fonte totale de l’inlandsis ? À quoi ressemble ma Californie, c’est à dire un territoire où je n’ai jamais mis les pieds mais que mes lectures romanesques ont peuplées d’images, d’histoires et de personnages ? L’idée part toujours du dessin, de la couleur d’un territoire dans lequel s’absorber, en orbite satellite autour d’un atlas.

« Le croissant fertile se trouve entre l’Égypte et la Maison Pothamy »

  • (Naïm C., 2015). L’imaginaire de mes cartes doit énormément aux élèves du collège Aimé C. dont les inventions toponymiques construisent des mondes parallèles; elles s’alimentent aussi  des lapsus quotidiens, des approximations journalistiques, sans parler du champ immense de la dyslexicologie. Dans un monde où tout va de plus en plus vite, même le trivial poursuit, le Cap d’Agde devient vite la capitale de l’Irak. Les noms de lieux qui nous entourent, tous nos toponymes, ont une durée de vie; beaucoup n’avaient aucun sens il y a une centaine d’années et n’en auront probablement plus dans dans le même laps de temps en direction du futur; ces noms se mélangent se confondent, dans le flot de l’actualité et de notre géographie personnelle du monde. Au printemps 2019, Notre Dame de Paris est en feu, tandis que plusieurs cyclones frappent les populations du Mozambique et on peut retrouver ces deux événement sur une même carte de compassion – et d’absence de compassion.
  • « On peut cartographier de tout, mais pas avec n’importe qui. » (Galileo Galilei, 1615). Si des analphabètes en armure ont décidé de nommer des pays entiers au XVIème siècle, rien ne nous interdit d’envisager de les changer, transformer, travestir. De faire coexister sur de  nouvelles cartes, des lieux, des informations, des souvenirs, des associations d’idées et des inventions, au gré des événements planétaires ou des souvenirs intimes; fixer des faits avec une volonté encyclopédique, mais aussi des mémoires que le temps emporte inexorablement; fabriquer ses propres cartes du monde et de proposer des clés de lecture, pour être moins dépendant de celles qui s’imposent à nous quotidiennement.

Les cartes présentées ici font partie d’une série en cours (modèles 20X20 cm, aquarelle, toponymie à la main puis sous Inkscape, échelle 1/5 000 0000 ou 1/6 000 000). L’objectif est de représenter un territoire et son relief, support de fouille d’une thématique d’actualité, d’un imaginaire associé, d’un impératif mémoriel. L’ambition serait d’en faire un atlas, où chaque territoire est associé à un thème différent. D’autres séries et types de cartes sont visibles sur mon site https://katokobri.worpress.com .

« Combien de réfugiés français dans les pays voisins ? », mars 2018.
Pour cette carte réalisée au moment de l’offensive du régime syrien sur la Ghouta orientale, j’ai imaginé le nombre de réfugiés que provoquerait un conflit tel que celui qui dure depuis 9 ans en Syrie pour un pays comme la France (au prorata de la population déplacée dans les pays voisins).


« Dysrak », mars 2018.
Une carte dyslexique de l’Irak, initiée par les lapsus, associations d’idées, dyslexies quotidiennes.  


« Notre Dame du Mozambique « , avril 2019.
Plusieurs cyclones ravagent le Mozambique et provoquent des centaines de milliers de sans-abris. En France, une vieille église brûle.


« Groenland 2119 », mai 2019.
Une carte qui extrapole, imagine un Groenland après la fonte de l’inlandsis.


« Californie Fictions », juin 2019.
Une carte de la Californie des romans. C’est un choix personnel, sans volonté d’exhaustivité mais qui a construit ma vision de ce territoire où je ne suis jamais allé.


« Egypte, une carte géolexicale de poche », janvier 2020.
Il y a longtemps, j’ai passé deux ans à enseigner en Egypte; cette carte expérimentale a pour objectif principal de fixer le vocabulaire plus ou moins utile de mon quotidien: nombre de mots évidemment contraints par la taille de la carte.

Depuis le début du confinement je me suis lancé le pari de faire une carte par jour, en format 10X25, relatant mon rapport à cette situation et les échos de l’actualité qui nous parvient. Il y en a 20, 20 versions différentes de ces jours immobiles; j’ai fini par arriver au bout de mon papier aquarelle 10X25. Je continue maintenant sur des formats A4, en essayant de constituer un atlas transconfinental, improvisé et évolutif.

A voir sur https://katokobri.worpress.com !

Des fiches pratiques pour aborder les parcours des réfugiés et des déplacés avec les élèves.

Avec l’aide de la géographe Bénédicte Tratnjek, la Géothèque vous propose deux fiches pratiques sur le thème des migrations et plus spécifiquement le cas des déplacés et des réfugiés.

  • La première fiche concerne les territoires de l’accueil et peut être utile pour aider les élèves à aborder les migrations sous l’angle des parcours individuels.
  • La deuxième propose une mise au point de ces notions à travers le cas de la ville d’Abéché au Tchad.

Ces fiches peuvent être utiles notamment dans le cadre du programme de 4e.

Sortie géographique dans le PNR des Monts d’Ardèche

C’est une première pour la Géothèque : une dizaine de membres (et futurs membres) de l’association, âgés de 2 ans et plus, ont bravé la montagne ardéchoise, pour y moissonner des documents géographiques qui sont librement utilisables pour un usage non lucratif (sous réserve de citer la source. Pour d’autres usages, nous contacter). Le récit de ce voyage vous donnera sans doute envie d’adhérer à l’association, et d’être ainsi informé.e de notre prochaine sortie géographique !

Samedi 8 juillet 2017

Départ 8 h de Lyon, arrivée midi au domaine de Pécoulas (commune de Lagorce). Treize vins en IGP Ardèche : « si tu ne trouves pas un vin qui te plaît dans un de mes vins c’est que tu dois boire du Coca ! », est la devise officieuse du vigneron, Jacques Eldin. Et en effet la diversité des goûts est réelle avec un bon rapport qualité/prix (25 €/30 € en moyenne le carton de 6). Ici on ne parle pas anglais et on le revendique (un géothécaire joue au traducteur pour des allemands en goguette). Petite exploitation familiale de 4 personnes qui s’est lancée dans les bags in box, et a mécanisé la vendange. Les coffres des voitures se remplissent…


Clichés : Nathalie Heurtault, 2017

Pique-nique au bord de l’Ardèche dans un village au label des « plus beaux villages de France » : Vogüe. Les pieds dans la fraîche Ardèche on voit un peu de la mise en tourisme de cette Ardèche méridionale « autoroute à canoës » (même si début juillet le touriste n’est pas encore trop présent).

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Clichés : Nathalie Heurtault, 2017

Début de la montée dans la montagne ardéchoise : premier arrêt juste avant le Tunnel du Roux, occasion de photos, croquis de paysage et commentaire de Jean-Louis notre guide local de l’étape. On observe notamment l’étagement montagnard avec la limite altitudinale du châtaignier, puis celle de la forêt, et les premières pelouses d’altitude. Paysages superbes, on s’approche des lieux de la trilogie documentaire de Depardon (Profils paysans, trois films réalisés par le photographe-cinéaste entre 2001 et 2008 : « L’approche », « Le quotidien » et « La vie moderne »), tant par le bâti que la rudesse du paysage.

Croquis vallée de la Fontaulière et vue sur la vallée du Rhône
Croquis : J.-B. Bouron

Passage de la ligne de partage des eaux entre bassin versant de l’Ardèche (Méditerranée) et de la Loire (Atlantique). Voir à ce sujet l’excellent documentaire de Dominique Marchais, La Ligne de partage des eaux, avec des vrais morceaux de géographie dedans.

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Clichés : Nathalie Heurtault, 2017

Arrêt à la caldeira de la Fontaulière (selon notre ami wikipédia : « vaste dépression circulaire ou elliptique, généralement d’ordre kilométrique, souvent à fond plat, située au cœur de certains grands édifices volcaniques et résultant d’une éruption qui vide la chambre magmatique sous-jacente ») : l’Ardèche c’est aussi le vert de la végétation, même en été ; les volcans et les prairies fleuries pleines d’une biodiversité.

Caldeira
Croquis : J.-B. Bouron

Troisième arrêt au barrage de Lapalisse qui transfère de l’eau de la Loire vers l’Ardèche, un haut point géographique, d’ingénierie et de forts enjeux géopolitiques interbassins ! De ce transfert d’eau dépend une partie de la ressource touristique de la vallée de l’Ardèche.

Nathalie HeurtaultCliché : Nathalie Heurtault, 2017

Descente vers le Lac d’Issarlès qui offre une vue imprenable sur le Mont Mézenc, une station de pompage EDF et le tourisme vert des lacs de Haute Ardèche : les géographes sont heureux de se rafraîchir dans ce très beau cadre !

Encore un peu de route et installation à l’Hôtel des voyageurs d’Issarlès, un petit bourg, qui fut sans doute une importante place de marché. Le village n’a pas de rue mais une succession de vastes places. Nous sommes comme des coqs en pâte avec une vue sur les prés, la forêt et la place du village (où une maison 1900 à vendre « dans son jus » ferait un beau siège pour la Géothèque…). Adhérez à l’association pour lui permettre de débuter un empire immobilier !

Nathalie Heurtault
Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

Soirée au hameau Les Arcis, commune d’Issarlès, où notre guide habite la moitié de l’année. Après un apéro mérité et composé de fromages, charcuterie et vins locaux, il nous fait rencontrer Rosa Moulin, 98 ans, et ses deux fils célibataires, qui s’occupent de leur 20 vaches laitières (sa fille et son gendre qui habitent Lyon sont aussi là). Une fois de plus, impossible de ne pas penser à L’Approche où Depardon interroge des paysans, notamment dans le Haut Vivarais voisin. Rosa est une figure, travaillant aux champs depuis son enfance et la mort de son père de ses blessures de guerre (mais « mort à la maison, ma mère n’a jamais eu droit à une pension, il aurait fallu qu’il meure à l’hôpital »). Autour d’un pastis et d’une brioche (ici l’apéritif s’accompagne de sucré) elle raconte un peu de sa vie dans ce pays qu’on devine rude. Ses fils nous montrent les vaches et le lieu de traite (le plus simple qui soit), l’un est très en retrait, ne conduit pas (ce qui nous semble une contrainte gigantesque dans ce contexte « loin de tout ») et l’autre est un peu plus disert et mobile. Voyage dans le temps garanti. La soirée s’écoule ensuite on ne peut plus agréablement autour d’un barbecue et de quelques bouteilles de Pécoulas.

Nathalie Heurtault
Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

Dimanche 9 juillet 2017

Doux réveil après une nuit fraîche (ouf !) à Issarlès avec petit déjeuner sur la terrasse de l’Hôtel des voyageurs. On voit un peu de la vie dominicale de ce bourg blotti dans la moyenne montagne : motards suisses en goguette, locaux qui viennent chercher leur pain, boire leur café ou leur bière du matin… Croquis de la place, averse, soleil…

Issarlès depuis Hotel des Voyageurs

On part ensuite visiter la Ferme de la Louvèche (commune du Lac d’Issarlès) où Nicolas, le fils, associé à sa femme et son père (la maman étant officiellement à la retraite), mène énergiquement les activités d’élevage, transformation et vente directe. 60 hectares (30 de fauche qu’ils font faire et 30 de pâturage pour les chèvres), 60 à 70 chèvres alpines et 10 à 15 porcs fermiers font de cette ferme un lieu d’activité diversifiée ouvert au public. Cependant, les cars ne peuvent pas monter : le public est surtout constitué des groupes de personnes en situation de handicap et des touristes en été puisqu’elle est placée entre le Lac d’Issarlès et le Mont Gerbier de Jonc). La vieille « chaumière » avait été achetée dans les années 1970 par le grand père employé d’EDF qui avait quelques animaux pour son plaisir personnel. Le père s’est lancé dans la chèvre et la vente directe, « ce qui [les] a sauvé ». Quand le fils a voulu prendre la suite il l’a encouragé à diversifier et se lancer dans sa propre activité choisie par goût personnel : l’élevage de porcs fermiers et leur transformation sur place (abattage ailleurs). La chambre d’agriculture leur avait conseillé plutôt d’intensifier en doublant le cheptel de chèvres mais il aurait fallu agrandir les bâtiments, les terrains, etc.

Cliché : Nathalie Heurtault, 2017
Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

Cependant, le fils a fait le choix de la diversification et de la transformation sur place associée à la vente directe. Ce choix lui permet également une certaine autonomisation par rapport aux pratiques d’élevage de son père/associé. Avec un investissement de 150 000 € dans les deux laboratoires (celui de fromages et celui de découpe et charcuterie), l’exploitation produit ses charcuteries et viandes de porcs fermiers (sans label bio, le grain coûterait trop cher : de 300 € la tonne le coût du grain bio passerait à 500 € la tonne, sachant que Nicolas en utilise une tonne tous les 45 jours) et ses fromages de chèvre (bio ceux-là, mais hors AOC en raison d’un différend à l’occasion d’une redéfinition de l’espace de l’AOC Picodon) : un délice ! Les coffres se remplissent à nouveau, après une dégustation très agréable et un accueil très chaleureux… On ne peut au final qu’être frappés par le contraste entre l’exploitation familiale des Arcis et celle de La Louvèche : Nicolas a fait un lycée agricole (où on n’apprend, semble-t-il, qu’à « remplir les formulaires de la PAC ») puis une formation pour adultes de transformation du porc. Il est très inséré dans les canaux de distribution directe (Ruche qui dit Oui à Aubenas pour laquelle il adapte ses caissettes aux consommateurs urbains, vente à la ferme, visites, volonté de sensibiliser à la qualité). On sent la hauteur de vue du fils comme du père qui a su laisser une innovation sociale bien dosée transformer sa propriété en une ferme très agréable et passionnante à visiter (avec une vue imprenable sur l’Ardèche verte).

Cliché : Nathalie Heurtault, 2017Cliché : Nathalie Heurtault, 2017

La troupe des géographes descend ensuite vers le plateau par la Route des sucs. Toujours selon notre ami Wikipédia, un suc est un « sommet volcanique caractéristique de la région du Velay et du haut Vivarais dans le Massif central. Il se présente sous la forme d’un piton ou d’un dôme aux pentes fortes, nettement proéminent, de nature trachytique ou phonolitique. Ils dominent des plateaux basaltiques qui ont sensiblement le même âge géologique. L’ensemble forme un paysage caractéristique fait de hauts plateaux et de pointements isolés. ». C’est de toute beauté et très dépaysant ; cela me rappelle les Mogottes de la Vallée de Viñales à Cuba. Déjeuner au restaurant Beauséjour (commune du Béage), une adresse délicieuse, avec une vue imprenable et un service impeccable ! Les charcuteries, viandes, pommes de terre, plateau de fromage et les glaces Terre Adélice (un succès agro-alimentaire local), le tout produit localement ravissent nos papilles…

Il est temps de rentrer, par la Route des sucs, la Haute-Loire, la Loire puis le Rhône et de prévoir les prochains week-ends de la Géothèque, pour toujours plus de curiosité géographique !

Récit de la sortie : Hélène Chauveau et les membres de la Géothèque

L’Afrique, le bœuf et le chameau

Deux infographies indispensables sur l’élevage en Afrique, réalisées grâce aux données fournies par la Food and Agriculture Organization, sur son site FAOstat. On l’ignore souvent, mais l’Afrique produit une grande majorité des chameaux dans le monde, étant entendu que le dromadaire n’est autre que le chameau dit « d’Arabie » (tout le monde le sait mais il doit bien y avoir une page Wikipédia qui le confirme, je laisse nos lecteurs s’en assurer)

Afrique-bovins Lire la suite

Suite armoricaine

Pascale Breton, 2015 (France)

Suite armoricaineDans ce très beau film sur le temps et l’identité, on s’intéresse aussi à la représentation de l’espace. Il n’est pas besoin de savoir que Pascale Breton a suivi des études de géographie pour s’apercevoir de la vive attention accordée aux lieux ainsi qu’au parcours de ses personnages à travers eux.

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Le retournement démographique des campagnes françaises

Nous publions ici en couleur des documents extraits de notre ouvrage : Pierre-Marie Georges et Jean-Benoît Bouron, 2015, Les territoires ruraux en France, une géographie des ruralités contemporaines, Ellipses, Paris, 454 p.

L’imaginaire décliniste associé aux campagnes françaises demeure très présent dans la société française. Longtemps alimenté par le jugement de valeur contenu dans l’expression « exode rural » qui a été portée aux nues par des générations d’analystes, l’idée d’une primauté de la ville sur les campagnes n’a cessé de se développer. La récente pensée performative associée à l’idée de métropolisation ne semble en être qu’une énième expression, déliant les langues de ceux qui veulent en finir avec le rural, tandis que le solde naturel tend à s’équilibrer. En effet, après les retraités, se sont dorénavant de jeunes actifs qui s’installent, et qui contribuent à travers leur parcours familial à rendre positif le solde naturel : c’est la phase de revitalisation.

Au final, s’il n’est pas question de contester l’emprise des armatures urbaines dans l’organisation des espaces contemporains, l’examen des dynamiques démographiques montrent tout le rôle joué par les espaces ruraux dans les modes d’habiter la France de 2016.

La Champagne viticole

Poursuivant notre exploration des appellations d’origine contrôlée1voir aussi l’article sur les nouvelles régions et les fromages, nous publions une simple carte de localisation des vignobles de Champagne, dont l’organisation permet de mettre en évidence la diffusion d’un modèle agro-industriel à toute une région viticole. L’image du Champagne, produit mondialisé et concurrencé2dont on parle par exemple des imitations californiennes dans le débat actuel sur le Tafta, reste historiquement associée à la montagne de Reims dont le site permettait d’articuler un bassin d’approvisionnement formé par les coteaux historiques, avec des unités de production implantées dans des caves souterraines, et des espaces de commercialisation en ville incarnés par les célèbres « maisons de Champagne ». Devenu un patrimoine remarquable reconnu par la labellisation récente de l’UNESCO3en 2015, la Champagne viticole est en réalité beaucoup plus étendue. Vignoble Champagne Géothèque-01

 

Les 14 sites reconnus par la dénomination « Coteaux, maisons et caves de Champagne » retenue par l’UNESCO permettent en effet de mettre en valeur un paysage agro-industriel spécifique Lire la suite

Notes

Notes
1 voir aussi l’article sur les nouvelles régions et les fromages
2 dont on parle par exemple des imitations californiennes dans le débat actuel sur le Tafta
3 en 2015

L’Afrique, le continent des problèmes, des possibles, des défis ?

Au programme de Terminale figure un chapitre intitulé « Le continent africain face au développement et à la mondialisation ». Dans ce cadre, les élèves doivent pouvoir réaliser un croquis sur le thème « Le continent africain » : contrastes de développement et inégale intégration dans la mondialisation ». Ce chapitre est intéressant et il oblige à une certaine gymnastique intellectuelle, qui doit montrer l’Afrique comme un continent des possibles, et tordre le cou aux idées reçues, sans tomber dans l’angélisme ou occulter les problèmes bien réels du continent. Les deux croquis suivants sont à la disposition des professeurs et de leurs élèves, avec une version vidéo-projetable et l’autre imprimable et photocopiable à souhait.croquis Couleurs Afrique

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Le bouton de nacre : le Sud du Chili, géographie et mémoire

Patricio Guzmán, 2015 (Chili, France, Espagne)

Le film de Patricio Guzmán est d’une beauté absolue. Parce que ses images d’eaux, de glace, d’averse ou de neiges soufflées par les vents sur les hauteurs andines sont surprenantes et admirables. Parce qu’il fait le lien entre les Indiens Selk’nam de jadis et les Chiliens d’aujourd’hui. Parce qu’il rêve au cosmos tout en racontant l’histoire des hommes. Le bouton de Nacre emprunte ainsi plusieurs voies, se partage en de nombreux ruisseaux et plus petits cours d’eau. Il circule entre les terres suivant un littoral long de 4200 km Lire la suite